L’état civil m’a refusé le statut de digital native, et je vous avoue ici que je l’ai toujours vécu comme une injustice. Un « Ok, boomer » avant l’heure. Je suis né avec un ordinateur, je me souviens de ma première rencontre avec un TRS80, mon initiation au TO7 et au Goupil, à une époque où on avait des ordinateurs bien français, dans toutes les écoles primaires en France. Je me souviens surtout de ma première partie de Pong, d’avoir copié des lignes de code qui permettaient de jouer au Mastermind sur un écran noir et vert, d’avoir manigancé pour me faire inviter un mercredi chez un copain qui avait une console Atari… puis tout s’est accéléré, dans cette préhistoire, avec des noms comme ceux de sympathiques dinosaures désormais disparus, Commodore, Amiga, Amstrad, Sinclair… Deux points d’orgue dans cette folle aventure : la Gameboy de Nintendo en 1989 et la Playstation en 1994, je devrais dire 1990 et 1995 parce que dans ces temps immémoriaux, le soleil se levait au Japon et on devait attendre souvent un an avant de pouvoir toucher ces merveilles. Des événements proches de la magnitude d’un iPhone en 2007.
Ma génération qui a découvert le jeu vidéo reproche souvent à la suivante de ne plus avoir d’autre loisir que celui des écrans mais c’est hypocrite. Nous en rêvions, ils l’ont eu, nous aussi d’ailleurs, et par le jeu vidéo, on peut raconter la plus belle épopée du numérique. D’abord, le jeu vidéo, c’est la meilleure rencontre de la pop culture et de la tech. C’est la pratique qui a créé la figure du geek, qui est d’abord celui qui joue (trop) au jeu vidéo. C’est aussi le domaine où on choisit sa bande, Atari ou Commodore, désormais Playstation ou XBox, Fifa ou PES… Casual ou hardcore, solo ou en réseau. Oppositions de format, de style, créateurs et fans, hits et bides… on y retrouve tous les attributs de la pop culture. D’ailleurs, en 2020, quand les salles de concert sont toutes fermées, les artistes les plus en vue, comme Travis Scott ou Lil Nas X, se produisent en direct sur les métaverses Fortnite et Roblox.
Plus de 145 milliards de dollars de chiffres d’affaires
En moins de 50 ans, le jeu vidéo est devenu le roi des industries culturelles et créatives, il a supplanté toutes les autres. En 2019 et en termes de taille de marché, il représente plus du double du cinéma et de la musique réunis avec plus de 145 milliards de dollars de chiffres d’affaires, 45 % sur mobile, 32 % sur console et 23 % sur PC. Autre reflet du monde moderne, cette industrie est dominée par l’Asie, son premier marché. Cette suprématie a bien sûr été encore exacerbée par la crise sanitaire : le jeu vidéo est la seule industrie culturelle en croissance avec les plates-formes numériques en 2020.
Mais ce n’est pas surprenant si on considère les usages. À chaque fois, je me pince pour le croire. Selon le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, « l’âge moyen du joueur ne cesse d’augmenter pour atteindre 40 ans, 39 ans pour les femmes et 42 pour les hommes et le profil est pratiquement mixte (52 % hommes). » Chez les enfants, tout le monde joue (96 % des 10-17 ans).
C’est beau de voir une industrie créative à la fois mature et en croissance. Je ne connais pas d’équivalent. Cela permet au secteur de réunir des vétérans et des start-up et, pour une fois, il n’est pas hyperconcentré géographiquement. On y croise d’anciennes gloires, comme Nintendo (qui a commencé dans les cartes à jouer au 19ème siècle) et Sony, l’inventeur du Walkman, ou Microsoft qui y trouve sa seule diversification grand public convaincante avec la XBox, et même un acteur français, Ubisoft, dans le trio de tête des éditeurs mondiaux avec 18 000 salariés, dirigé depuis Carentoir dans le Morbihan… Un secteur où l’innovation débridée d’Epic Games est concurrencée par les licences, somme toute classiques, de Pokemon ou d’Harry Potter… et, sorties pour Noël, les dernières versions des consoles Playstation et XBox vont nous donner plusieurs années de créations folles à coup d’intelligence artificielle en attendant l’arrivée des plates-formes de jeu sur le cloud comme celle du français Shadow, du fabricant de processeurs graphiques Nvidia ou même de Google avec Stadia.
Le futur de nombreux autres secteurs
Non content d’être une industrie florissante, le jeu vidéo est une avant-garde où s’y prépare le futur de nombreux autres secteurs. Dans la politique, quand Jean-Luc Mélenchon monte des meetings sur Twitch, la plate-forme numéro un de streaming des joueurs, celle qui a été créée pour diffuser les meilleures parties en direct et qu’Amazon a rachetée pour en faire la pierre angulaire de sa stratégie média. L’exemple de Slack aussi, racheté plus de 27 milliards de dollars par Salesforces dans un des plus grands deals de l’histoire de l’informatique professionnelle, qui a été inventé pour être une messagerie de gamers avant d’entrer dans nos entreprises. À l’inverse de Discord, qui est resté le réseau des joueurs et qui définit les standards des messageries en ligne désormais par sa qualité et sa robustesse. Sans doute la raison pour laquelle Discord a tant servi dans les écoles pour remplacer tous les outils défaillants pendant le premier confinement.
Quelle épopée depuis Pong. Ça peut vous faire sourire mais je pense souvent à Marcel Dassault, qui était entré au début du 20ème siècle dans une industrie débutante avec ses avions qui décollaient péniblement, construits de planches et de draps, pour la quitter en les faisant voler à plus de deux fois la vitesse du son. Le jeu vidéo incarne plus que n’importe quelle autre l’industrie du 21ème siècle.