Victimes de leur faiblesse capitalistique et de la désuétude de leur modèle économique, les titres emblématiques de notre patrimoine médiatique tombent, les uns après les autres, dans l’escarcelle d’investisseurs venus du monde des affaires. De fait, jusqu’ici, les plans d’économies mis en place par ces nouveaux mécènes témoignent davantage d’un souci de valoriser les marques de presse que de nourrir le débat démocratique. Oui, la presse, industrie de main d’œuvre, réfractaire aux économies d’échelles, a du mal à entrer dans le XXIe siècle. Elle souffre de la baisse tendancielle des recettes publicitaires et d’un retard alarmant sur la voie de la digitalisation. Mais n’y-a-t-il pas d’autre issue que d’assister aux emplettes médiatiques de quelques grandes fortunes?
Il nous semble que la mobilisation pertinente de son lectorat pourrait être une vraie raison d’espérer. Car nous sommes près de 8 millions de Français à lire chaque jour les journaux dans leur version print, une audience stable dans le temps. Et près de 24 millions à consulter chaque mois les versions digitales de la presse quotidienne nationale. C’est l’atout clé de son futur: il y a peu d’entreprises, tous secteurs confondus, qui compte pour clientèle la moitié de la population adulte de ce pays.
Ensuite, les sommes en jeu pour renflouer la presse ne semblent pas démesurées: nos entreprises de presse ne sont que de grosses PME et leurs pertes sont sans commune mesure avec celles de nos géants industriels. On peut s’effarer devant le million d’euros perdu par Le Monde ou les 9 millions de Libération, mais une étude a chiffré les pertes cumulées de la presse quotidienne en 2013 à quelque 60 millions d’euros, quand les récentes pertes de la seule compagnie Air France se sont élevées à plus du double! Si l’émoi - légitime - est considérable quand il s’agit de conserver notre transporteur aérien dans le giron national, force est de constater l’indifférence dans laquelle nos journaux se voient bradés à une poignée d’hommes d’affaires. Mais où donc trouver l’argent ailleurs que dans les taxes ou l’illusoire embellie des revenus publicitaires?
Le crowdfunding est une voie explorée par certains titres, mais le financement par le seul don désintéressé porte évidemment ses limites. A long terme, la solution pourrait émerger d’un nouveau statut de «société de presse à but non lucratif», sur le modèle des grandes universités internationales, tel qu’imaginé par l’économiste Julia Cagé. Mais avant que la machine politico-administrative ne statue sur cette option, j’aimerais ici attirer l’attention sur un dispositif agréé par le législateur, le don défiscalisé au travers de l’association Presse et Pluralisme. Mis en lumière par la campagne de fundraising menée en faveur de Charlie hebdo, ce dispositif prévoit que chaque foyer soit autorisé à déduire les deux tiers d’un don fait à la presse.
Quand on constate que deux Français sur trois la lisent chaque jour, n’y aurait-il pas là une manne facile à mobiliser? Au-delà du cas dramatique de Charlie hebdo, imaginons que chaque lecteur contribuable veuille bien consacrer 9 centimes d'euro (1) chaque jour à la survie de nos médias historiques, le secteur pourrait bénéficier d’un financement (2) de près de 1,2 milliards d’euros… Les calculs présentés ici sont évidemment virtuels, mais ils soulignent le potentiel économique de cette solution.
Je n’entends pas plaider ici pour la pérennisation de ces déficits, souvent liés à une mutation difficile vers le numérique - les titres de presse doivent, bien sûr, revenir à la rentabilité -, mais je souhaite simplement pointer un dispositif efficace: nous avons les moyens d’empêcher l’hécatombe des journaux que nous lisons. Pour reprendre la formule célèbre qui signifiait la fin des médias traditionnels, nous, «les gens précédemment appelés l’audience», pouvons fournir à nos journaux les moyens de traverser les turbulences de l’époque, et préserver la diversité médiatique, garante de notre liberté. Nous le pouvons. J’espère que nous le voudrons.