Chaque mois, Philippe Pioli-Lesesvre, directeur de création chez The Good Company, livre son point de vue dans la nouvelle chronique Good news - Un monde en transition, c’est toujours une bonne nouvelle. Ce mois-ci, il revient 13 ans en arrière.
Tout ça, c’est à cause d’une pizza réchauffée. Allez savoir pourquoi, c’est comme ça que je les préfère. Surtout à 3h du matin. D’un point de vue nutritionnel, c’est un crime, mais si on fait toujours ce qu’il faut dans la vie, on ne s’amuse pas… «Responsable, mais quand même un peu idiot», c’est ma devise.
En revanche, c’était une erreur totale de laisser une fourchette sur l’assiette. Le fer a réagi d'une manière très particulière avec le micro-ondes et l’espace-temps s’est déchiré. Là ! Venu d’un univers parallèle, un type que je connais bien s’est retrouvé dans ma cuisine. Comme ça, sans prévenir. Entouré d’un halo de particules cosmiques. Je l’ai reconnu immédiatement puisque c’était moi. Moi, il y a 13 ans. Juste avant de commencer une carrière de créatif dans la publicité. Pas un mauvais bougre, un instable mélange d’hormones, de cheveux vigoureux et de rêves puérils.
Je l’ai senti perdu, apeuré ! Je me suis empressé de le rassurer.
Moi-2023 : «Calme-toi ! Assieds-toi… Oui, je suis toi 13 ans plus tard, tu es moi 13 ans plus tôt… Tu te demandes si tu as bien fait de commencer un stage dans la pub ? Oui ! Tu vas faire des choses vraiment chouettes et rencontrer plein de gens. C’est une industrie inspirante et pleine d’opportunités… Cette conversation sera dans Stratégies par exemple. Sympa, non ? Alors continue !»
Moi-2010 : «Ah très bien… Mais…»
Moi-2023 : «Attends, faut que je te prévienne aussi… La pub… Ça va beaucoup changer ! Les annonceurs sont sommés d’être plus responsables, nous sommes sommés d’être plus responsables. Il faut produire des campagnes en pensant à notre empreinte carbone, construire des discours qui respectent de nombreuses sensibilités (et elles sont nombreuses). Il faut veiller à l’égalité entre les femmes et les hommes, à représenter la diversité, à ne pas être consumériste. Les case studies envoyés à Cannes promettent de sauver la veuve, l’orphelin et le monde qui les abrite… Et en agence, il faut veiller à ce que les gens soient heureux. Aujourd’hui, ceux qui commencent dans ce métier comme toi veulent y trouver un sens ! Ils ne veulent pas sacrifier leur vie personnelle… Tout le monde est plus humain en somme…»
Moi-2010 : «Ah… OK, mais…»
Moi-2023 : «Pas de mais ! C’est bien que la publicité change tu sais.»
Moi-2010 : «Je te crois mais…»
Moi-2023 : «Il y a encore des burn-out hein, du harcèlement aussi… Alors il faut que les agences s’engagent ! Que les annonceurs s’engagent, qu’ils promettent un monde nouveau, de réduire leurs externalités négatives, d’être bienveillants !...»
Moi-2010 : «D’accord mais…»
Moi-2023 : «Oui, je sais, tu te demandes si ce n’est pas idéaliste ? Si ce n’est pas beaucoup de paroles tout ça ? Je ne vais pas te mentir, il y a quelque chose qui n’a pas changé : le principe de réalité. L’impératif premier auquel sont soumises les entreprises reste celui de la rentabilité… Tu vas être déçu par des promesses… Mais c’est le risque quand on y croit…»
Moi-2010 : «Oui oui, mais en fait je suis surtout venu pour te donner un conseil !»
Moi-2023 : «Pardon ? Tu n’as encore rien vu… Et c’est toi qui viens me donner un conseil ?»
Moi-2010 : «Oh très modestement... C’est que j’ai peur que tu oublies quelque chose, quelque chose d’important, je dirais même que c’est la véritable raison pour laquelle tu as choisi de faire ce métier.»
Moi-2023 : «Changer le monde ?»
Moi-2010 : «Oulah, non, mon vieux, ton ambition était bien plus simple.»
Moi-2023 : «Et bien, rafraîchis-moi la mémoire.»
Moi-2010 : «Bah… Amuse-toi. C’est très bien tout ce que tu dis, mais n’oublies pas de rire et de faire rire, n’oublie pas d’être étonné et d’étonner… Et s’il faut convaincre le monde de changer, fais-le en te marrant... Hé... Ce n'est que de la pub tu sais...»
D’un coup ! La faille s’est refermée en l’aspirant vers ma vingtaine, mes certitudes et mon ambition modeste. Il a laissé une pizza tiédie et recouverte de particules cosmiques probablement dangereuses. J’ai avisé cette nourriture industrielle et radioactive…Et je l’ai mangée. Parce que bon, si on fait toujours ce qu’il faut, on ne s’amuse pas. Responsable, mais quand même un peu idiot.
