Thani Mohamed-Soilihi, secrétaire d’État chargé de la Francophonie et des Partenariats internationaux, dévoile pour Stratégies sa vision d’un espace francophone sécurisé permettant la découvrabilité des contenus numériques en français.
À l’occasion du Sommet de la francophonie, le 4 octobre, le président Macron a relayé l’appel de Villers-Cotterêts pour « un espace plus sûr et plus divers » sur le numérique avec « une exigence de modération en langue française ». Avez-vous pris pour cela, dès à présent, des contacts avec les grands acteurs du numérique ?
Thani Mohamed-Soilihi. L’Appel de Villers-Cotterêts, qui a été adopté par tous les États et gouvernements membres de l’OIF [Organisation internationale de la francophonie], s’inscrit dans la continuité de la déclaration signée en avril 2024 à Abidjan [Côte d’Ivoire] par les régulateurs francophones du « Refram », association présidée par l’Arcom, qui vise à renforcer le dialogue avec les plateformes en ligne. Meta, X, TikTok, tout comme Google, se sont engagés sur les grands principes de l’Appel. Plusieurs d’entre eux ont été invités au Sommet et ont été témoins de cet Appel de Villers-Cotterêts, ce qui démontre leur engagement.
La désinformation fait des ravages en Afrique sur les réseaux sociaux. Les médias français s’emploient à déjouer les manipulations de l’opinion. Mais l’image de la France apparaît très dégradée dans une partie de l’Afrique francophone. Comment l’appréciez-vous ?
C’est un fait, les manipulations de l’information explosent et ont des conséquences graves sur la formation des opinions, sur la confiance dans les médias et sur l’image des démocraties. Des acteurs malveillants s’emparent de ces outils pour amplifier les théories du complot et créer des effets de loupe, parfois contre la France. C’est un phénomène identifié, contre lequel nous nous armons. La France a par exemple créé le service Viginum, qui est un service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, et qui vise à détecter les manipulations de l’information. Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a aussi déployé une cellule chargée d’identifier les informations erronées pour mieux rétablir la vérité sur nos actions diplomatiques. Ce phénomène, qui a joué un rôle dans la détérioration de notre relation avec trois pays du Sahel [Mali, Burkina Faso, Niger], ne doit toutefois pas masquer la vivacité de nos relations avec l’écrasante majorité des pays du continent africain, y compris en Afrique francophone.
À quoi le voyez-vous ?
Je me suis rendu peu de temps après ma prise de fonction en Côte d’Ivoire et j’ai pu constater la proximité de nos liens, que ce soit au niveau de nos relations d’État à État ou entre nos peuples. Dans le prolongement de la vision déployée par le président de la République depuis des années pour un partenariat nouveau avec l’Afrique, fondé sur des relations d’égal à égal et un dialogue nourri avec les acteurs du terrain, j’ai pu rencontrer des responsables associatifs, des collectifs de jeunes Ivoiriens engagés qui donnent foi dans l’action que nous menons sur le continent. Je suis aussi ravi de voir que de nombreux pays d’Afrique anglophone veulent travailler davantage avec la France. Bref, la relation entre la France et les pays africains change. Loin des raccourcis, elle avance dans de nombreux domaines : mémoriels, culturels, économiques, éducatifs… De nombreux exemples l’illustrent au-delà du « bruit » des réseaux sociaux.
La francophonie est-elle pour vous une réponse aux infox ?
La francophonie, j’en suis certain, est aussi un antidote face aux manipulations de l’information. Le français permet à des vérificateurs de faits [« fact-checkers »] africains, à des chercheurs nord-américains ou encore à des acteurs publics francophones de développer des coopérations et faire front commun. Le réseau des régulateurs francophones (Refram) exerce ainsi une pression commune sur les plateformes de réseaux sociaux pour que ces entreprises augmentent les moyens dédiés à la modération des contenus dangereux dans d’autres langues que l’anglais. Des ONG engagées dans l’éducation aux médias partagent des ressources pédagogiques pour accompagner les jeunes et développer leur sens critique. C’est une incroyable force pour un défi aussi grand ! Lors du Sommet de la francophonie, à l’initiative de la France, nous avons eu l’occasion d’organiser un échange entre chefs d’État et de gouvernement et des jeunes créateurs et entrepreneurs francophones. Ils ont partagé de nombreuses propositions. C’est un exemple de la manière dont nous voulons faire autrement, à l’écoute des idées du terrain.
Emmanuel Macron a rappelé que l’innovation et l’invention sont des mots français. Le Sommet de la francophonie a mis en place le premier salon FrancoTech, les 3 et 4 octobre derniers. Sur quelles opportunités peut-il déboucher ? Et souhaitez-vous qu’il soit pérennisé voire amplifié ?
Le salon FrancoTech organisé à l’initiative de la France est une réussite majeure de ce Sommet. Forum de rencontres économiques, il a été un véritable succès avec 2 650 professionnels de 73 pays et régions, 150 exposants, 1 000 rendez-vous d’affaires, 200 candidatures au concours d’innovation. Il a contribué à faire évoluer la perception de la Francophonie et a démontré que la langue française pouvait être un atout pour innover et développer des opportunités d’affaires par la force de son réseau. Avec Geoffroy Roux de Bézieux, président de l’Alliance des patronats francophones et président d’honneur du Medef, que j’ai reçu à nouveau la semaine dernière, nous entendons faire vivre et pérenniser ce salon pour les années à venir.
Il veut aussi faire de l’espace francophone un lieu d’innovations en open source afin de promouvoir nos propres solutions. Mais n’y a-t-il pas un grand déséquilibre avec les plateformes et les acteurs de l’IA américains ?
Je suis convaincu que nous avons toutes les cartes en main pour relever le défi. La Cité internationale de la langue française peut contribuer grandement. Il s’agira de favoriser la disponibilité en ligne des contenus culturels et scientifiques francophones. Nous agirons aussi pour alimenter par des contenus francophones les modèles de langage géants dont se nourrissent les logiciels quelle que soit leur nationalité. Ce centre de référence sera articulé étroitement avec l’Alliance européenne pour les technologies des langues dont la France est le coordinateur et qui sera également accueillie par la Cité internationale de la langue française.
Comment renforcer la découvrabilité des contenus sur la Toile ? Au Sommet de la francophonie, il a été mentionné l’objectif de 30 % de contenus en français sur les plateformes internationales comme Netflix ou Spotify. Allez-vous défendre cette vision aux côtés de l’OIF ?
C’est en effet l’un de mes combats. Le président de la République l’a rappelé à plusieurs reprises. Permettre la découvrabilité des contenus en français en ligne est un enjeu majeur pour favoriser le tissu économique francophone, protéger la diversité des expressions culturelles et des savoirs. Je poursuivrai les travaux engagés. La France s’est mobilisée aux côtés du Québec depuis 2018, en se concentrant notamment sur les contenus dédiés au partage de savoirs et scientifiques, et sur les contenus dédiés à la formation pour les professionnels de la culture. Je m’attellerai à étendre ces efforts avec d’autres partenaires francophones.
On trouve aujourd’hui en Afrique de nombreux artistes dans la musique ou le spectacle vivant qui s’expriment en langue française. On les trouve sur YouTube, TikTok, Facebook, Instagram, Spotify… Regrettez-vous qu’il n’existe pas une plateforme francophone spécifiquement dédiée à la culture qui pourrait les héberger ?
Un enjeu majeur est, justement, sans nécessairement créer une plateforme en partant de zéro, de rendre visible les artistes francophones sur les plateformes qui sont déjà largement utilisées par les jeunes du monde entier.
L’Alliance de la propriété intellectuelle peut-elle être une réponse aux modèles d’intelligence artificielle qui s’entraînent sur des contenus en français sans verser de droits d’auteur ?
Le lancement de l’Alliance francophone de la propriété intellectuelle que j’ai inaugurée en marge du Sommet de la francophonie, et à l’initiative de l’Institut national de la propriété intellectuelle (Inpi), a le soutien de neuf autres organisations de propriété intellectuelle. Cette alliance joue un rôle important pour renforcer la protection des droits d’auteur. En outre, pour la première fois, à l’initiative de la France, tous les États et gouvernements membres de l’OIF se sont engagés, dans la Déclaration de Villers-Cotterêts du XIXe Sommet de la francophonie, à agir en faveur du respect du droit d’auteur et des droits voisins. Notre objectif est de renforcer les mécanismes juridiques et administratifs permettant la collecte et le versement de ces droits. Cela favorisera la diffusion internationale des œuvres, y compris dans l’espace numérique !
Jugez-vous que le monde économique français se soit suffisamment emparé de la question francophone pour favoriser les échanges et les partenariats au sein des États membres de l’OIF ?
Là aussi, le Sommet avait pour objectif de changer les idées reçues ! L’espace francophone couvre aujourd’hui 16 % du PNB mondial, 20 % du commerce mondial des marchandises et la langue française se situe à la troisième place des langues les plus utilisées pour les affaires. Avec la forte croissance à venir du nombre de locuteurs francophones, estimé à 750 millions d’ici à 2050, et avec l’attractivité du réseau de la francophonie (cinq États et gouvernements ont rejoint l’OIF lors du Sommet à Villers-Cotterêts et d’autres ont déjà fait part de leur intérêt d’ici au prochain Sommet), le poids de l’espace francophone va continuer à se renforcer dans l’économie mondiale au cours des prochaines années. La forte mobilisation des entreprises françaises lors du Sommet démontre que les mentalités sont en train d’évoluer.
Justin Trudeau, le Premier ministre canadien, insiste sur le rôle des jeunes entrepreneurs dans l’espace francophone dans la défense de la langue française. Comment favoriser les échanges et la formation à cet égard au sein de cet espace ? Faut-il cibler les femmes en particulier ? Êtes-vous favorable à une plateforme d’incubation de talents ?
J’ai lancé début octobre avec Martine Biron, la ministre québécoise des Relations internationales et de la Francophonie responsable de la Condition féminine, le Réseau francophone pour l’égalité et les droits des femmes. L’un de nos objectifs est justement que les femmes puissent, au sein de l’espace économique francophone, bénéficier d’opportunités et que la francophonie serve de levier émancipateur. Ce réseau permettra de mettre en lien des talents et des expertises utiles à la progression de l’égalité de genre.
Faut-il favoriser la circulation des jeunes étudiants dans l’espace francophone ?
Avec le soutien du président de la République, j’ai porté la relance de la mobilité des étudiants au sein de l’espace francophone à travers deux initiatives. D’abord, le lancement du Programme international de mobilité et d’employabilité francophone (Pimef) qui sera mise en œuvre par l’Agence universitaire francophone avec son réseau de 1 100 universités dans 120 pays. Ensuite, la création du programme « Volontaires unis pour la francophonie », initié par la France, afin de permettre à des jeunes issus d’États et gouvernements membres de l’OIF de participer à des missions de coopération éducative et d’entrepreneuriat social dans un autre pays de l’espace francophone.
La question migratoire est de plus en plus perçue en Europe comme une menace et jamais comme une chance. Le rôle de votre secrétariat d’État est-il aussi d’apaiser cette question et de favoriser des partenariats de développement dans les pays de départ des migrants ?
En 2023, les migrants internationaux représentaient plus de 280 millions de personnes, soit 3,6 % de la population mondiale. La multiplication des crises géopolitiques et l’impact du changement climatique augmenteront ces flux migratoires dans les prochaines décennies. Nous devons donc regarder en face ces phénomènes et y apporter des réponses de court et de long terme. En tant que secrétaire d’État chargé des Partenariats internationaux, mon rôle sur ces questions est double : orienter nos politiques d’aide au développement vers des projets de lutte contre l’immigration irrégulière pour que les États soient en mesure d’éviter les départs - nous le faisons. Et prévenir les crises et les déplacements de population de demain, en soutenant les pays fragiles et en investissant dans le développement des pays d’origine des migrations, afin que les personnes disposent de perspectives d’avenir et n’aient plus de raisons de partir. C’est aussi un travail du temps long, mais indispensable si nous voulons être responsables et ne pas risquer de voir les déplacements de population exploser dans les années à venir. En tout état de cause, l’aide au développement est un levier précieux, au service de la relation que nous engageons avec nos partenaires. Il peut être un levier incitatif, il est un levier d’influence évitant aussi que certains États se tournent vers d’autres puissances. Et il est au service de nos intérêts, au service des Français.
Observez-vous un risque de fracturation de l’espace francophone en raison d’une identité géopolitique de plus en plus affirmée autour du Sud global face à l’Occident ?
Les pays africains ont diversifié leurs partenariats depuis plusieurs décennies, et c’est une bonne chose. Il s’agit d’une stratégie assumée de diversification, non seulement économique, mais aussi politique et stratégique, qui découle d’une quête de sécurité et d’une diversification des débouchés économiques. Cette tendance n’est pas spécifique à l’Afrique et encore moins à l’espace francophone. Mon objectif en tant que secrétaire d’État, c’est que la France soit une partenaire fiable, attractive, fidèle à ses valeurs. Nous bâtissons des coalitions avec nos partenaires africains sur nos multiples dossiers essentiels, ce qui montre la vivacité de nos relations avec le continent africain, francophone, anglophone et lusophone. L’espace francophone, lui aussi, est mouvant et la francophonie n’est justement pas la France. C’est un réseau pluriel, qui promeut justement le plurilinguisme, le multiculturalisme et vise à mettre fin aux oppositions artificielles entre des blocs supposés divergents. L’espace francophone, loin de se fragmenter, a démontré toute sa pertinence puisqu’il continue au contraire de s’étendre. Je poursuivrai tous les efforts en ce sens.