Cartes satellites, images publiées sur les réseaux sociaux… L’open source intelligence (Osint) est un outil utilisé par de plus en plus de rédactions pour nourrir leurs articles sur ce qu’il se passe en Ukraine. Explications avec Hervé Letoqueux, cofondateur d’Open Facto, une association qui cherche à fédérer la scène francophone.
Qu’est-ce que l’open source intelligence ?
L’Osint, c’est toutes les données qui sont accessibles à tout le monde, en tout lieu, sans pouvoir coercitif particulier. Ce sont par exemple les données publiées sur Facebook, les images satellites de Google Maps, les vidéos YouTube… Ce n’est pas la même chose que l’open data car celui-ci nécessite un mouvement volontaire pour autoriser l’accès aux données. Avec l’Osint, on parle des images, des vidéos et des données accessibles à tout le monde. La notion de gratuité n’intervient pas forcément : payer un prix modique comme 10 euros pour une image satellite, ça reste de l’Osint.
Qu’est-ce que les données ouvertes peuvent apporter aux journalistes ?
Dans une zone de conflit, c’est difficile et très risqué de se rendre sur place. D’où l’intérêt d’avoir des informations qui viennent des réseaux sociaux et des images satellites par exemple. L’Osint est une source supplémentaire d’information qui vient aider le travail d’écriture, d’angle. En Ukraine, dans le cas de la destruction de la maternité de Marioupol par exemple, l’Osint a été utilisé pour mesurer la taille du cratère et établir des faits qui permettent de contredire les campagnes de désinformation russe, grâce à la géolocalisation notamment. L’Osint a aussi été beaucoup utilisé pour documenter les exactions du régime de Vladimir Poutine en Syrie.
L’Osint peut-il être victime de la désinformation ?
C’est un risque mais on veille à ne pas tomber dedans. Sur l’Ukraine, il existe pas mal de comptes sur les réseaux sociaux qui référencent le nombre des pertes russes à partir d’images satellites et de la documentation disponible en Osint. Mais le compte n’est pas fait dans le sens inverse, donc c’est vrai qu’il y a un biais de documentation.
Plus largement, la méthodologie est très importante en Osint : on peut géolocaliser les images, recouper les vidéos et les témoignages, voir qui a publié l’image et donc quel est le risque à ce que ce soit à des fins de propagande. C’est comme ça qu’on peut être sûr que chaque perte comptabilisée l’est effectivement. De plus, on documente l’investigation, on archive, la réversibilité est très importante en Osint. Ça permet de laisser au lecteur la possibilité de vérifier l’enquête lui-même.
Quels sont les médias qui font appel aux données ouvertes ?
Le premier média qui s’est approprié ces outils, c’est la BBC. Grâce à l’Osint, BBC Africa Eye a fait le documentaire Game of drones [une enquête sur le meurtre de 26 jeunes hommes à Tripoli, en Libye, en janvier 2010, ndlr]. À partir des résidus du missile qui a été tiré, les équipes de la BBC ont été capables d’identifier le type de missile que c’était, le drone qui l’a porté et donc le pays qui était derrière cette attaque [les Émirats arabes unis].
En France, des médias comme Owni ou Reflets. info ont toujours utilisé l’Osint. C’est le cas aussi de la cellule investigation vidéo du Monde autour du mouvement des Gilets jaunes, des Observateurs de France 24 sur une flotte de pêche chinoise près des îles Galapagos ou encore de la cellule investigation de France Inter. L’Osint a pris beaucoup d’ampleur depuis 2019-2020.
Quelle place l’open source intelligence va-t-il prendre dans les rédactions ?
Comme le data journalisme dans les années 2000, l’Osint ne va pas révolutionner le journalisme. C’est un outil qui va servir de façon assez transversale, car il peut s’appliquer à tous les sujets. C’est un bon moyen pour décloisonner les services, faire discuter des gens qui ne se parlaient pas toujours jusque-là. Ça ne va pas remplacer le terrain évidemment, mais ça peut aider les journalistes à documenter des choses sur place.
Quels sont les freins à son développement ?
Il y a d’abord la restriction de l’accès aux contenus open source par les réseaux sociaux. Jusqu’à il y a 2-3 ans, le graph de recherche de Facebook permettait de faire des recherches assez fines. C’est fini. Les mailles du filet se resserrent. Ensuite, la suppression des contenus violents par les plateformes a un effet de bord important pour nous. Sur la Syrie par exemple, avec la suppression de beaucoup de vidéos, nous avons perdu l’accès à beaucoup de documentation.
Au-delà des réseaux sociaux, il y a aussi une forme de danger à envoyer sur l’Osint des gens pas formés, qui peuvent exposer des sources par manque de précaution. Sur certaines vidéos, il est possible d’identifier d’où la scène est filmée, ce qui peut mettre en danger celui qui filme. Enfin, on se met potentiellement en danger soi-même. Il peut y avoir un risque de représailles quand on cherche à documenter des choses sur le terrain. Ce n’est pas de tout repos.