Échaudés par les négociations sur les droits voisins, les éditeurs français veulent protéger leurs contenus de l’IA générative ou en tirer une rétribution. Les groupes Le Monde, Le Figaro et Les Echos-Le Parisien se mobilisent sur la question.
Comment ne pas être bluffé par les talents de ChatGPT, capable de fournir un contenu circonstancié et souvent pertinent sur des sujets invraisemblablement éclectiques ? Loin d’être impressionnés, les éditeurs estiment qu’une partie de la pertinence du logiciel repose sur celle de leurs propres publications, produites par leurs rédactions. Car pour s’entraîner et répondre avec le maximum de précisions à ses utilisateurs, le robot conversationnel révolutionnaire aurait ingurgité sans limitation, sans autorisation et sans contrepartie financière toutes les informations en ligne. Ulcéré, le New York Times a porté plainte le 27 décembre 2023 devant le tribunal de New York à l’encontre d’OpenAI, créateur de ChatGPT, et contre Microsoft, son principal investisseur, pour avoir violé les droits d’auteur. Le journal estime le préjudice à plusieurs milliards de dollars.
Qu’en est-il des éditeurs français ? Pour Marc Feuillée, directeur général du Figaro, le constat est clair : « Les outils d’IA générative se servent des contenus de presse pour entraîner leurs modèles, dit-il, des modèles probabilistes qui associent des problématiques à des données pour qu’ils soient pertinents. » Serait-ce du pillage ? « C’est plus complexe, cela s’appelle du crawl et c’est plus compliqué qu’une problématique de copyright pure et simple ».
Selon le droit français, c’est la protection de la propriété intellectuelle qui est en jeu. Le géant Microsoft est informé de ces problématiques comme en atteste un accord conclu par OpenAI, dont il est l’actionnaire de référence, avec l’éditeur allemand Axel Springer. Un contrat dont le montant - tenu secret - pourrait avoisiner plusieurs dizaines de millions de dollars par an, selon le Financial Times, auxquels s’ajoute une somme forfaitaire pour les articles publiés avant la date de l’accord. En échange, le groupe allemand laisse à OpenAI et à sa technologie ChatGPT la possibilité de s’entraîner avec les articles, photos et vidéos de Politico, Business Insider, Bild ou Die Welt, ses publications. Un accord alléchant qui donne envie aux autres éditeurs de se faire rémunérer plutôt que de se laisser dépecer.
Comme l’assure Marc Feuillée, « ces outils captent nos contenus sans nous demander la permission, sans que nous sachions à quelle fréquence ni avec quelle intensité, sans nous donner de rémunération et au final pour créer des outils d’IA générative qui fabriquent du contenu, qui peut se substituer aux nôtres. Nous sommes inquiets d’autant que l’on voit que dans certains pays, des éditeurs ont signé des accords et que dans d’autres ils sont en conflit et les poursuivent en justice. Il est donc nécessaire d’entamer des discussions avec ces plateformes ».
Une inquiétude que partage Pierre Louette, PDG du groupe Les Echos-Le Parisien : « Nous avons des réflexions qui se structurent au sein de l’Alliance et avec le SEPM [syndicat des éditeurs de presse magazine]. Nous sortons à peine de la bataille des droits voisins dans laquelle il fallait faire respecter une directive et voilà qu’une nouvelle menace sur la valeur de ce que l’on crée apparaît ».
Discuter collectivement
La mécanique est voisine : des éditeurs qui produisent du contenu avec un coût important (rédactions, envoyés spéciaux, locaux, supports techniques, etc.) le voient mis à profit par d’autres qui en tirent des bénéfices via la publicité notamment sans en redistribuer la rémunération. « À ce stade, je lance un appel. Je pense qu’il est possible de discuter collectivement avec ces partenaires dans ce nouvel épisode plus intense puisqu’il s’agit de propriété intellectuelle ». Rappelons que dans le cadre des droits voisins, Le Monde, Le Figaro et Libération, notamment, avaient préféré signer de leur côté un accord avec Google.
Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde, souligne « qu’à aucun moment les syndicats d’éditeurs n’ont réussi à montrer leur agilité dans ce type de négociations comme celle des droits voisins. C’est la signature de quelques acteurs individuels dont Le Monde qui a ouvert la voie par la suite à la signature d’accords collectifs ou individuels ». Même s’il réitère ses réserves - « les syndicats d’éditeurs sont très équipés pour négocier face à d’autres syndicats ou avec les pouvoirs publics mais pas pour ce genre de négociations commerciales » -, il évalue pareillement le préjudice : « Il y a deux sujets majeurs. D’abord, on ne sait pas empêcher l’accès de ces robots à nos contenus. Or il faut que l’on puisse décider de le leur donner ou non. Ensuite, il faut parvenir à négocier des accords pour obtenir une juste rémunération de l’usage qu’ils font de nos contenus. Et ces deux points sont consensuels au sein du secteur ». Une clause d’opt-out et une juste rétribution, en d’autres termes, qu’on retrouve dans l’IA Act dont l’entrée en vigueur est attendue pour 2025.