La chaîne RT (Russia Today) en français est dans le collimateur du président de la commission culture du Sénat qui demande sa suspension. L’Arcom a déclaré qu’elle veillait avec « une particulière vigilance » aux informations qui y sont diffusées.
Laurent Lafon, le président de la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, a envoyé ce jeudi 24 février une lettre à Roch-Olivier Maistre, président de l’Arcom, pour demander la « suspension » de RT France, la chaîne d’information en langue française financée par le Kremlin.
Dans ce courrier, celui qui préside la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias justifie cette mesure par des « actions de propagande relayées quotidiennement en France par la chaîne et le site internet Russia Today sans véritable contradiction ».
Il s’appuie sur la loi de 1986 sur la liberté de la communication qui prévoit que l’exercice de cette liberté peut être limité au nom du respect de la dignité humaine, du pluralisme de l’expression des courants de pensée, de l’ordre public ou de la défense nationale.
Il pointe aussi des formes d’irrespect de la convention de RT France signée avec le CSA, devenue l’Arcom, portant sur le respect du pluralisme ou encore des « comportements discriminatoires ». En cause, le fait de ne pas donner la parole à l’opposition en Russie, de ne pas interroger le peuple russe et de ne pas mettre en lumière les « conséquences désastreuses de cette agression sur les populations civiles ukrainiennes ».
L'arcom en juge de paix
De son côté, le régulateur des médias audiovisuels et numériques, L'Arcom, a fait savoir jeudi qu’il « veillait avec une particulière vigilance » aux informations diffusées sur la chaîne russe RT en français et qu’il n'excluait pas l'usage d'outils pouvant aboutir à la suspension de sa diffusion.
« L'Arcom veille avec une particulière vigilance au respect par la chaîne RT France de ses obligations légales et conventionnelles. S'il l'estime justifié, le régulateur n'hésitera pas à faire usage, sans délai, des outils juridiques dont il dispose et qui peuvent aller jusqu'à demander la suspension de sa diffusion », a-t-il indiqué. S'il y avait une accumulation de preuves de manquements de la part de RT en français, l'Arcom pourrait saisir le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat qui pourrait décider de la suspension de la diffusion de la chaîne.
Cette procédure, équivalent à un référé, se fonde sur l'article 42-10 de la loi de 1986 relative à la liberté de communication. En juin 2018, le CSA avait décidé de mettre en demeure RT France « pour des manquements à l'honnêteté, à la rigueur de l'information et à la diversité des points de vue » dans un journal télévisé du 13 avril, essentiellement consacré à la situation en Syrie. Mercredi, le gouvernement britannique a demandé un réexamen par le régulateur Ofcom de la licence accordée à la chaîne publique russe en anglais RT.
Et, début février, l'Allemagne avait interdit RT sur son territoire, poussant Moscou à fermer le bureau de la radio-télévision allemande Deutsche Welle à Moscou.
Une antenne qui donne des signes d'équilibre
Alors que l'animateur Frédéric Taddeï s'est retiré mardi de RT France par « loyauté » envers la France, la chaîne est-elle devenue un simple outil de propagande russe ? Selon nos constatations, dans la journée de jeudi, elle a pris soin de donner une place sur son antenne au débat contradictoire.
RT en français a notamment diffusé en direct les allocations du secrétaire général de l’Otan et d’Emmanuel Macron. Elle a aussi retransmis une partie des allocutions de Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, ou des candidats à l’élection présidentielle française condamnant l’offensive en Ukraine (Pécresse, Mélenchon, Zemmour, Hidalgo, Jadot, Taubira) ainsi que de nombreux parlementaires français. Des civils russes appelant à la paix ont également été interviewés.
Un présentateur a recadré un invité qui évoquait des combattants djihadistes du côté des Ukrainiens, en demandant des preuves. Des images de manifestations devant l’ambassade de Russie à Paris ont été diffusées, et Eric Revel, éditorialiste à RT France, a parlé « d’agression inqualifiable » de la part de la Russie avant de laisser la place à Vladimir Poutine pour une intervention en direct.
Parallèlement, de nombreux intervenants sont aussi intervenus en soutien à la politique d'agression de Vladimir Poutine, allant juqu'à nier l'existence d'une « nation » ukrainienne ou à fustiger les « bandes Ukro-nazies ».
« Il y a l'effort d'un affichage d'un pluralisme relatif, observe Maxime Audinet, chercheur à l'Irsem et auteur de Russia Today, un média d'influence au service de l'Etat russe (INA Editions 2021). Mais c'est un pluralisme un peu factice avec une confrontation de points de vue entre la Russie et l'Occident, où il y a peu de contextualisation et où on ne hiérarchise pas. Et du côté des présentateurs, ce qui saute aux yeux, c'est qu'on parle d'opération militaire spéciale et jamais d'invasion. »
France 24 inquiète d'une suspension éventuelle de RT
Du côté de France Médias Monde, où une quinzaine de journalistes sont présents sur la zone de conflit, une inquiétude était perceptible jeudi. France 24, en particulier, est diffusée auprès de 28,7 millions de foyers russes, soit les trois quarts des foyers équipés en TV numérique. Selon l’étude Influent Europe 2020 -2021, la notoriété de France 24 y est de 47% et la part d'audience hebdomadaire de 3,4%. En Ukraine, France 24 est diffusée auprès 4,1 millions de foyers TV, soit 89% des foyers équipés.
Selon une source proche de la direction, la suspension de RT France entraînerait immédiatement une interdiction de France 24 en Russie, à l’instar de ce qui s’est passé pour la Deutsche Welle. Alors que la chaîne russe, dotée d’un budget de 430 millions d’euros, n’est pas très regardée en France et compte surtout pour sa capacité d’influence en Afrique, cela reviendrait à enlever du jeu français une mesure utile de réciprocité : en cas de censure de France 24 en Russie, la France pourrait menacer de couper RT France…
Rappelons qu’un collectif, Medias Démocratie Europe, a saisi l’Arcom,à la fin 2021 en mettant en cause « l'honnêteté et l'indépendance de l'information et des programmes » de la chaîne franco-russe à propos de la situation dans le Dombass. Un rapporteur indépendant a été désigné à la suite de cette plainte. Tout dépend désormais de l'appréciation portant sur le traitement éditorial de la chaîne.
« Le coût d'une interdiction de RT France serait supérieur au bénéfice qu'on peut en attendre, conclut Maxime Audinet. La Russie expulserait les journalistes de France 24 et de RFI en russe. Et on aurait une chaîne RT en français réalisée depuis Moscou et qui serait peut-être beaucoup plus proche de la propagande, n'ayant plus la nécessité de se conformer à la régulation française. »
En France, RT est diffusé sur internet - où le site réalise 3,7 millions de visites mensuelles selon Similarweb - ainsi que sur Eutelsat ou dans les offres de Canal+ ou de Free.