Vincent Bolloré, Bernard Arnault et Rodolphe Saadé s’affrontent le dimanche par titres de presse interposés. Chacun fourbit ses armes pour remporter le combat.
Jusque-là, une relative paix régnait entre les milliardaires papivores. Vincent Bolloré, actionnaire de contrôle de Vivendi (Prisma Media et Lagardère News) a renversé la table en nommant le sympathisant d’extrême droite Geoffroy Lejeune à la tête du JDD. Rodolphe Saadé, cinquième fortune de France, propriétaire de La Provence et, depuis le 27 juillet, de La Tribune, a répliqué en annonçant une Tribune Dimanche dès le 8 octobre. La presse nationale du 7e jour devient l’épicentre d’une guerre stratégique entre ces magnats de la presse.
- Le JDD, l’institution désertée et sulfureuse
« Quand je suis venu au journal la semaine dernière, dans l’open space où s’activaient avant une quarantaine de journalistes, il n’y en avait qu’un seul. Et c’est souvent comme cela », nous confie un salarié du JDD. Pour l’instant, seuls cinq CDI sur la centaine de collaborateurs sont restés à la suite de la nomination le 23 juin de Geoffroy Lejeune et à 40 jours de grève. Quatre-vingts salariés ont déjà signé une rupture conventionnelle individuelle (RCI). L’« accord chapeau » inclut cinq semaines de suspension d’activité rémunérée assorties d’une indemnité de deux mois par année d’ancienneté jusqu’à quinze ans, puis d’un mois, et un silence médiatique imposé via une « clause de loyauté ». La RCI implique un remplacement de chaque poste.
Mais Geoffroy Lejeune essuie nombre de refus de journalistes contactés. Hormis les signatures maison comme Éric Naulleau et Pascal Praud (CNews et Europe 1), il se rabat sur son cercle proche dont Charlotte d’Ornellas tandis que certains pigistes de Paris Match, situé dans le même bâtiment, œuvrent à la rédaction technique. Faute de force vive, le JDD Magazine a été reporté au 10 septembre. Mais sans Laurent Binet, Nina Bouraoui, David Foenkinos, Camille Laurens, Arthur Dreyfus et Violette d’Urso. Partantes pour être dans le journal quand Jérôme Béglé en était le directeur de la rédaction (il dirige désormais Paris Match), ces grandes plumes se sont rétractées.
Les ventes pâtissent de cette désertion des rédacteurs. Après l’effet de curiosité du premier numéro, elles sont apparues en recul par rapport à août 2022 dès le second numéro (la diffusion France payée du JDD était de 131 770 en 2022, soit – 7,7 % versus 2021). Et il faudra absorber la grève. Selon nos informations, chacun des six numéros non parus équivaut à un manque à gagner entre ventes et pub qui avoisine les 350 000 euros, auquel s’ajoutent 500 000 euros pour la non-parution du mensuel JDD Magazine. De quoi aiguiser l’appétit des concurrents.
- La Tribune Dimanche, le pari impromptu
Propriétaire de La Tribune depuis le 27 juillet, Rodolphe Saadé a signé pour se lancer dans cette nouvelle bataille. « Ce quotidien papier du dimanche, j’y pense en me rasant depuis juillet 2020, quand j’ai dû arrêter l’édition papier de La Tribune suite au covid, nous confie Jean-Christophe Tortora, le président du journal. J’en ai parlé avec mon nouvel actionnaire avant même qu’il ne nous rachète. Quinze CDI seront recrutés en plus des 40 journalistes de La Tribune, soit 20 à Paris et 20 en Province. Bruno Jeudy en sera le directeur délégué, épaulé par Soazig Quéméner, son adjointe [deux ex-JDD], un duo auquel s’ajoute Ludovic Vigogne [ex-Paris Match]. »
Selon nos informations, Anna Cabana, ancienne du JDD pourrait y être en charge des livres. Le journal sortira le 8 octobre dans un format berlinois de 32 pages avec un tirage de 120 000 ex. sur 15 000 points de vente, distribués par France Messagerie. La Provence pourrait imprimer une partie des exemplaires. Le journal, voulu très généraliste, s’appuiera sur les 20 000 abonnés numériques de La Tribune et les 3 millions de visiteurs mensuels de son site. « Notre journal n’a pas vocation à avoir une ligne politique. Il ne sera ni de droite, ni de gauch,e mais nous aurons à cœur de parler de la décentralisation et des enjeux de la décarbonisation. Il se structurera en deux parties, les grands défis du XXIe siècle d’abord, puis le plaisir et la détente avec de la culture et du lifestyle », affirme Jean-Christophe Tortora.
- Le Parisien Dimanche, le solide leader
Face à ce nouveau terrain de jeu, Bernard Arnault compte bien garder son maillot de leader. La diffusion France payée du couplage Aujourd’hui en France et Le Parisien Dimanche affichait 213 628 en 2022 soit +2,16 % sur un an avec une percée du Parisien Dimanche à + 6,16 %. En kiosque, il se vend 65 000 exemplaires du couplage contre 50 000 exemplaires du JDD - avec un surplus de 10 000 acheteurs lorsque Le JDD avait disparu cet été, dont 2 000 à 2 500 seraient restés.
Côté pub, ciblant des lecteurs plus jeunes (51 ans contre 59 ans pour ceux du JDD), les deux titres attirent plus d’annonceurs et le groupe entend potentialiser cet avantage avec une nouvelle formule offensive. Selon nos informations, le projet s’appuiera sur une présence accrue de la culture et notamment des livres, avec une page sanctuarisée. Rompant avec sa tradition de promouvoir des talents en interne, le journal a recruté trois nouvelles signatures dont celle de l'écrivain Marc Levy.
La stratégie ? Séduire lecteurs et annonceurs de l’édition qui affectionnaient Le JDD. Compétiteur serein, Pierre Louette, PDG du groupe Les Echos-Le Parisien, relativise : « Le dimanche est un marché qui existe depuis longtemps et on accueille toujours avec intérêt l’émulation d’un marché de presse ». Quant à l’arrivée de Rodolphe Saadé et Vincent Bolloré, il conclut : « On pourra enfin constater à quel point il est heureux que des gens aient envie de lancer des produits de presse. » Bernard Arnault, en tant qu’annonceur, a aussi un rôle. Une pub Dior (LVMH) a été publiée en août dans Le JDD. Mais elle avait été décidée avant l'arrivée de Geoffroy Lejeune.
« On est convaincu que ce nouvel acteur avec une offre ambitieuse va dynamiser l’offre », affirme Sandro Martin, DG de France Messagerie à laquelle La Tribune Dimanche confiera sa distribution. Mais acheter un journal le dimanche peut relever du défi, surtout l’après-midi même si officiellement les deux tiers du réseau qui compte 20 000 points de vente sont ouverts pour 13 % à 15 % du chiffre d’affaires. Pour répondre à ce problème, des accords de vente ont été signés avec des circuits alternatifs (supérettes, boulangers, tabac). Et Le Parisien sollicite non plus 110 vendeurs à la criée mais 140 contre 110 en semaine.