Présidente de Prisma Media depuis plus d'un an, Claire Léost va lancer Harper’s Bazaar fin février, avant un titre jeunesse et un titre bien-être. S’y ajoute l’association avec la plateforme d’e-commerce Agua Blanca. Retour sur un groupe dont la clause de cession à la suite du rachat par Vivendi a vu 183 journalistes partir.
Vous avez pris la tête de Prisma Media depuis plus d’un an. Quelle est votre ambition ?
Être le champion européen des marques médias désirables. Champion print et web. Nous le sommes déjà en France sur le print avec la vente d’1 magazine sur 3 et 40 millions de Français touchés par mois, tous supports confondus. Et sur chacune nos verticales : presse télé, féminine avec Femme Actuelle, people avec Gala et Voici, presse économique avec Capital et voyage avec Geo. En digital, nous affichons 450 millions de vidéos vues par mois, ce qui nous place en 3e position derrière YouTube et Facebook. Un champion européen, parce que nous souhaitons exporter notre modèle.
Que voulez-vous exporter concrètement ?
Nous avons un savoir-faire avec 200 personnes dans notre équipe tech. Nous voulons proposer à d’autres groupes européens de monétiser leurs inventaires numériques via Prisma for publishers, comme nous le faisons pour Libération, L’Express, La Tribune ou CNews. Nous voulons aussi décliner des titres comme Dr. Good en Italie, en Angleterre ou en Allemagne. Nous vendons déjà des contenus people traduits en anglais et en allemand à des audiences via le groupe Cerise. Enfin, nous voulons rendre nos marques historiques encore plus désirables en les réenchantant.
Quels titres souhaitez-vous faire évaluer ?
Nous travaillons sur une refonte de Geo, en mettant l’accent sur la transition énergétique et l’écologie, et en repensant le côté contemplatif des grands reportages. Sur le site, nous sommes sur le modèle d’audience massive financée par la publicité, modèle historique de Prisma. On réfléchit à adopter un paywall.
Vous venez de lancer une newsletter hebdo de Capital. Envisagez-vous un passage du mensuel en hebdo en 2023 ?
C’est une hypothèse, mais elle n’est pas tranchée. Peut-être est-il désormais difficile de traiter de l’économie en mensuel. Nous avons basculé en paywall une partie du site, et le nourrir via un hebdo serait plus aisé.
Quand Vivendi, contrôlé par le groupe Bolloré, a racheté Prisma Media en mai 2021, la question de l’indépendance de Capital s’est posée. Comment traiter de l’actualité économique quand son actionnaire est un acteur puissant du CAC 40…
Un code de conduite a été demandé par les journalistes. Emmanuel Kessler, le nouveau directeur de la rédaction, a proposé à la Société des journalistes un code de conduite comme dans toutes les rédactions dites d’informations politiques et générales.
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La quasi-totalité de l’équipe est pourtant partie fonder notamment le site L’Informé, financé par Xavier Niel. Doutaient-ils de leur possibilité d’enquêter librement au sein de Capital ?
Gilles Tanguy, l’ancien directeur éditorial numérique, a fondé L’Informé et a recruté des gens de Capital. Dans le cadre du rachat par Prisma Media et de la clause de cession qui s’est achevée le 31 octobre dernier, 183 journalistes [sur 400 en CDI] sont partis dans un groupe où il n’y avait jamais eu de plan de départs. Il y a eu un effet d’opportunité. La moitié des partants ont plus de 58 ans. Depuis, nous avons recruté 150 personnes dont 75 journalistes mais aussi des spécialistes du content-to-commerce, de la tech ou de la vidéo.
Comment garder des marques désirables avec du contenu de qualité quand on a moitié moins de journalistes ?
Il y a des recrutements en cours et plus de 60 % des journalistes seront remplacés. Nos effectifs vont être en hausse puisque l’on a des lancements dont Harper’s Bazaar.
De quelle autonomie jouissez-vous par rapport à votre actionnaire ?
Pour le vivre de l’intérieur, je peux dire qu’il y a beaucoup de fantasmes sur l’interventionnisme de l’actionnaire. Notre priorité est de faire les meilleurs journaux possibles avec les meilleures parts de marché. Notre actionnaire nous soutient activement dans notre développement.
Mediapart a publié une enquête sur le service télé. Il y est question « d’équipe traumatisée » et de « gens qui sont sous le choc »…
Il faudrait regarder précisément qui sont les sources. Le rédacteur en chef a longuement été interrogé mais n’est pas cité. Notre groupe suscite beaucoup de jalousies et de fantasmes. Tout cela est très loin de ce que l’on vit. Les rédactions sont autonomes, font leur métier, et 20 titres se bouclent chaque semaine sans heurts.
Quid des synergies avec le groupe Vivendi et du favoritisme dont bénéficierait Canal+ dans les journaux de Prisma Media ?
Cette idée de favoriser Canal+ dans une presse hyperpopulaire, avec des lecteurs majoritairement spectateurs de TF1, M6 et France Télévisions, n’a pas de sens et n’est pas fondée. Nos couvertures sont largement dédiées à ces chaînes. La place octroyée à Canal+ dans les grilles n’a pas bougé depuis le rachat du groupe. Dès qu’il y a un micro-événement lié au groupe, cela s’enflamme. Concernant la couverture de Voici sur Éric Zemmour et Sarah Knafo, j’ai entendu tout et son contraire. C’était une très bonne info pour le titre et on l’a publiée. Depuis, nos journaux ne parlent plus de lui, car il n’est plus dans l’actualité, et on me dit que c’est parce que nous avons des instructions pour ne pas en parler. Quoi que l’on fasse, cela développe un imaginaire de fantasmes autour du groupe.
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Revenons à vos lancements. Vous avez acheté la licence de Harper’s Bazaar à Hearst. Le marché de la presse manque-t-il de nouveautés ?
C’est un marché de l’offre qu’il faut animer en permanence et le segment de la mode ne l’était pas depuis un moment. Nous voyons un engouement chez les annonceurs et les agences pour ce magazine qui célèbre la mode, la culture, les artistes et la création. Nous avons dû augmenter la pagination du 1er numéro, du 23 février, il affiche 300 pages dont 100 de pub. Nous entrons dans ce marché par la grande porte avec cette marque, première créée au monde, en 1867. Elle a toujours épousé les courants artistiques innovants avec le premier homme ou la première femme en bikini en couverture.
Quel est votre business plan ?
Nous produisons toutes nos séries mode. Nous souhaitons vendre 60 000 exemplaires avec une mise en place de 150 000 exemplaires. La campagne de lancement signée BETC proposera des affichages dans des lieux inédits. Nous misons sur une rentabilité d’ici deux à trois ans. Nous voulons nous installer durablement sur ce segment.
Le lancement d’un titre jeunesse et d’un titre bien-être sont-ils toujours prévus en 2023 ?
Oui. Le bimestriel sur le développement personnel sera lancé avant l’été et porté par une personnalité très reconnue dans ce domaine. Nous voulons être une référence du segment. Quant à la presse jeunesse, elle résiste très bien et nous voulons l’investir.
Envisagez-vous des acquisitions ?
Oui, plusieurs projets sont à l'étude. Et par ailleurs, nous nous associons avec Sébastien Fabre, cofondateur de Vestiaire Collective. Il a lancé Agua Blanca, une plateforme d’e-commerce bio de l’hygiène corporelle et de la maison. Nous entrons dans le capital en tant que « media for equity ». Nous proposerons aux lecteurs de nos sites de devenir des acheteurs sur sa plateforme. Cet investissement permettra à Prisma Media d’accélérer sa stratégie de diversification vers le content-to-commerce en développant une étroite collaboration entre ses équipes commerciales et les équipes data et marketing d’Agua Blanca.
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La presse est touchée par la flambée du prix du papier. Quelle stratégie déployez-vous pour y faire face ?
Cette augmentation nous a coûté une dizaine de millions d’euros en 2022. Nous avons réduit les mises en place pour limiter les invendus mais n'avons ni dégradé la qualité de nos papiers, ni réduit les paginations. Rolf Heinz avait augmenté les prix des magazines pour financer les développements digitaux. Nous avons baissé certains prix dont celui de Télé 2 semaines. Cela a été un succès : nous avons rattrapé en volume ce qu’on avait perdu en prix. Nous avons aussi baissé le prix de Femme actuelle mais l’impact a été moins spectaculaire, peut-être parce que le lectorat est moins captif. Augmenter le prix doit être le dernier levier sauf lorsque l’on est en dessous des prix du marché.
Les services de la concurrence de la Commission européenne s’interrogent sur une position dominante dans la presse people si Paris Match rejoint le groupe Vivendi et donc Gala et Voici via le rachat de Lagardère. Qu’en pensez-vous ?
Nous répondons aux questions de la Commission. Je connais bien Paris Match pour en avoir été l’éditrice lorsque je travaillais chez Lagardère. C’est un titre d’informations politiques et générales avec des grands reporters, des correspondants à l’étranger, un service économique et politique, loin de Gala, qui est un féminin people et de Voici, qui est un pur people. Les annonceurs ne sont d’ailleurs pas du tout les mêmes.
Prisma édite également des livres. Dans le cadre de l’enquête sur la position dominante dans l’édition de Vivendi avec Editis et Hachette, quel avenir pour cette branche ?
Les éditions ont été créées pour soutenir les marques de presse. Cette branche devrait rester dans le périmètre de Prisma Media.
Vous êtes la première femme à diriger ce groupe. Valérie Salomon vous a succédé à la tête de CMI France et Constance Benqué dirige Lagardère News. Le plafond de verre a-t-il cédé pour les femmes dans la presse magazine ?
Oui, et depuis un moment déjà. On critique beaucoup Vivendi mais ils ont eu l’audace de mettre une femme à la tête du premier groupe de presse en France. Mais ce n’est pas du tout le cas dans la presse quotidienne régionale et dans la presse quotidienne nationale. C’est un milieu qui donne beaucoup de leçons mais demeure très conservateur.