Déjà concurrencées sur les contenus et sur l’audience, les chaînes voient maintenant la menace des plateformes s’étendre au terrain publicitaire. La réponse passe par une amélioration des indicateurs du marché et par une offre de plus en plus hybride. Un article également disponible en version audio.
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À l’heure des bilans de l’année 2022, les opérateurs de la télévision traditionnelle pouvaient se réjouir de voir leur média afficher sa puissance, en ayant signé à l’occasion de la finale du Mondial de football son record d’audience depuis la création du Médiamat de Médiamétrie : 24,1 millions de téléspectateurs en moyenne pour France-Argentine sur TF1 le 18 décembre dernier. D’un autre côté, les éditeurs ne pouvaient que constater l’infidélité croissante du public. En 2022, avec 3 h 26 par jour en moyenne, la durée d’écoute globale de la TV par individu de 4 ans et plus a perdu 14 minutes par rapport à 2019, dernière année non impactée par la pandémie. Sur la femme responsable des achats de moins de 50 ans, l’écoute de la TV a reculé de 31 minutes en trois ans, à 2 h 37 en 2022.
Pourtant, « sur le long terme, les Français passent plus toujours plus de temps à regarder des contenus vidéo, souligne Julien Rosanvallon, directeur général adjoint de Médiamétrie, avec 4 h 40 par jour au premier semestre 2022. Et la TV représente trois quarts des usages, dont 71 % pour la TV linéaire, toujours dominante dans cet écosystème. » Un constat partagé par Juliette Théry, conseillère de l’Arcom, qui note toutefois que « le temps de visionnage vidéo de la TV linéaire était de 77 % en 2019 ». Ce sont donc les nouveaux usages qui ont porté la croissance du marché. « Les services de replay ont attiré 8 millions d’utilisateurs par jour, soit +15 % sur un an, précise Julien Rosanvallon, et la SVOD 9,5 millions. » Les Français ont consacré en moyenne 24 minutes par jour au premier (vs. 9 minutes en 2019) et 24 minutes au second (vs. 13 minutes trois ans plus tôt). Par ailleurs, a émergé l’an dernier un autre usage gratuit pour l’utilisateur et financé par l’annonceur : les services AVOD et chaînes Fast (lire P. 40). Ils ont attiré 3 à 4 millions de personnes, non pas par jour mais par mois. Un signal encore faible.
Toujours est-il que le marché publicitaire est maintenant convoité par les plateformes, qui souffrent d’un problème de rentabilité. C’est le cas de Netflix, avec une offre d’abonnement ouverte à la publicité lancée en novembre 2022, et bientôt de Disney. Et « les annonceurs sont intéressés par ces plateformes, une alternative à l’audience fractionnée de la TV », selon Ariane Bucaille, associée du cabinet Deloitte.
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Pour la TV traditionnelle, la passivité n’est pas de mise. « En 2012, l’ennemi du candidat François Hollande, c’était la finance. En 2023, l’ennemi de la télévision, ce sont les plateformes », martèle Christophe Tardieu, secrétaire général de France Télévisions. Certes, les régies TV « ont l’organisation et la culture de la vente des espaces publicitaires, rappelle Ariane Bucaille. Le chemin des plateformes risque d’être long. » Pourtant, depuis l’arrivée de Netflix, Christophe Ligeron, directeur multiscreen chez Publicis Media, constate que « la TV ne parle plus que de cela, notamment pour évoquer les prix élevés ». « La TV rappelle qu’elle est moins chère et offre des conditions plus souples, confirme Bertrand Beaudichon, CEO d’Initiative France. Elle permet de faire une campagne avec du ciblage à 5 000 euros, pour 10 à 20 euros le coût pour mille, alors que pour Netflix, c’est 150 000 euros, sans ciblage, avec 50 euros au coût pour mille. » Actuellement, « les espaces publicitaires sur Netflix ne s’achètent pour presque rien car on démarre de zéro, modère Philippe Nouchi, expert chez Publicis Media. Mais pour les inclure dans nos plans, il faudra que l’audience décolle et il faudra disposer d’une mesure fiable ».
Si Netflix a accepté de se faire mesurer au Royaume-Uni par Kantar, la référence sur le marché anglais, cela devrait se concrétiser en France « d’ici à deux ans », souligne Julien Rosanvallon. « Médiamétrie a conclu des partenariats avec Nielsen pour la mesure des plateformes digitales et avec Kantar pour celle des nouvelles consommations des programmes TV », ajoute-t-il. Des discussions sont aussi en cours avec les opérateurs télécoms sur l’hybridation de la mesure à travers les datas des box. Enfin, « les régies TV vont, à partir de 2024, s’aligner sur les indicateurs du digital, en remplaçant le GRP par le CPM, indique Bertrand Beaudichon. Cela leur permettra de montrer des tarifs intéressants avec un coût à 5 euros en TV linéaire, à 10 euros en catch-up quand les autres acteurs sont plus chers. Et d’anticiper le développement du non-linéraire. »
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Pour s’adapter à la nouvelle donne, les chaînes comptent également sur l’éditorial, en « misant sur la différenciation avec les plateformes, grâce au live, avec des événements tels que l’Euro 2024 de football, et grâce au local, en allant dans les régions pour l’information dans les JT », explique Guillaume Charles, directeur général des programmes du groupe M6. « Sur les sports, les chaînes ont une longueur d’avance, mais pour combien de temps encore ? », s’interroge Ariane Bucaille. En France, Amazon détient déjà des droits sur la Ligue 1 et sur Roland-Garros. Certes, France Télévisions vient de prolonger ceux sur les JO jusqu’en 2032. Mais aux États-Unis, YouTube et Amazon ont récupéré le football américain en déboursant plusieurs milliards de dollars, Apple TV, le championnat de soccer et du baseball. Et, « en 2023, les plateformes devraient dépenser environ 6 milliards dans le sport », prédit Deloitte.
M6 mise également sur les contenus favorisant « l’hybridation de la consommation linéaire-non linéaire, comme les grands programmes de prime time, tels que Pékin Express, où un tiers de l’audience provient du non-linéaire », précise le dirigeant. Sur certaines fictions ou la téléréalité, cela peut monter aux deux tiers. Par ailleurs, le groupe privé adopte une approche consistant à « trouver des contenus spécifiques pour le non-linéaire, à créer des communautés à partir de collections, par exemple avec les séries de la BBC ou les fictions culte de M6 telle Madame est servie… ». Juliette Théry juge cohérent que « les éditeurs comme TF1, dont l’ADN est le gratuit sous toutes ses formes, s’engagent dans le développement d’une offre AVOD. Une approche logique dans le contexte d’inflation actuel, avec leur capacité à fédérer par les contenus et leur travail d’éditorialisation ».
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Pour le secrétaire général de France Télévisions, « la bataille qui compte, c’est bien celle des contenus et des droits ». Le service public compte ainsi « poursuivre le travail dans le rajeunissement du public, notamment sur la plateforme Slash, et dans la qualité des programmes, en améliorant par exemple l’offre dans le cinéma pour le rendre plus intéressant ». En non-linéaire, les efforts concernent France.tv et Franceinfo.fr, « devenue la première plateforme de contenus d’information, souligne Christophe Tardieu. Pour cela, il faut que l’État ne diminue pas nos moyens, qui nous permettent ainsi de couvrir le festival de Cannes en quadruplant l’audience réalisée auparavant par Canal+. » Ce dernier est lui aussi menacé par les plateformes. « Son ambition est de se positionner comme la plateforme payante et locale, et d’être dans la distribution avec CanalSat, décrypte la conseillère de l’Arcom. Canal+ anticipe ainsi le développement de l’OTT, MyCanal proposant l’abonnement, le paiement à l’acte ainsi que différents services. »
Pour Jacques Bajon, directeur d’études d’Idate Digiworld, « la question est : comment les opérateurs TV accélèrent leur transition ? L’adaptation au streaming s’est faite d’abord avec le replay, puis par une offre premium, et enfin par le lancement d’un service hybride. L’étape actuelle concerne l’AVOD, mais il s’agit de repenser l’offre sous toutes ses formes. C’est la réflexion menée au Royaume-Uni par ITV, qui a lancé ITVX ». Cette plateforme de streaming a succédé à ITV Hub, avec une offre sur abonnement ou financée par la publicité, des programmes frais en plus du replay, des programmes quelques mois avant leur diffusion et une offre qui est passée de 4 000 à 15 000 heures. « En France, on ne semble pas en avance », regrette l’expert. Pourtant, le temps presse.
Encadrés
Netflix avec pub, un levier de croissance ?
1,4 million d’abonnés auraient souscrit en France à l’offre de Netflix avec de la publicité à fin décembre 2022, selon le baromètre OTT NPA Conseil / Harris Interactive. Ils représenteraient 13,7 % des clients du leader de la SVOD. Plus de six abonnés à cette offre sur dix seraient de nouveaux abonnés, moins de quatre auraient donc changé leur forfait. Avec cette nouvelle offre, Netflix toucherait en France 33,5 % de foyers abonnés, soit une progression de 3,2 points sur trois mois.
Une offre de replay pour publiphobes ?
En lançant 6play Max en octobre dernier, le groupe M6 marchait dans les pas de son concurrent TF1, lequel avait lancé un an plus tôt Mytf1 Max. Ce service payant « correspond au standard premium de visionnage SVOD » en proposant, pour 2,99 euros par mois, des contenus téléchargeables, disponibles 30 jours au lieu de 7 sur le replay gratuit, parfois exclusifs et très souvent sans publicité. Si aucun chiffre n’indique le succès de ces offres, « celles-ci soulignent la problématique de l’acceptabilité de la publicité digitale », estime Bertrand Beaudichon. L’agence qu’il dirige, Initiative, doit lancer une étude sur le sujet et sur « une frange de la population évaluée à 50 % environ ayant ras-le-bol de la publicité dans l’univers numérique ».