« Quand j’ai commencé à écrire, à partager des photos […], c’était en 2008 et j’étais alors ce que l’on appelle une blogueuse. Au fil du temps, de mes efforts et de la chance, cela est devenu mon métier, métier qui, depuis, a considérablement changé. Par la force des choses, je suis passée de blogueuse à influenceuse, et m’y suis habituée sans trop de mal. Or l’algorithme, aujourd’hui, est en train de faire en sorte que ce métier […] m’épuise et me lessive. » Ces mots sont ceux de Louise Ebel, alias « Miss Pandora », 73 000 abonnés sur Instagram, premier réseau social de l'influence marketing.
Louise Ebel n’est pas la seule instagrameuse à exprimer une telle lassitude. Son amie photographe Adeline Rapon, dans le même cas, avec près de 70 000 abonnés, évoque une « creative fatigue » liée à la cadence de production. « Dans l’idéal, il faudrait poster au moins deux posts dans le feed par semaine, une vidéo IGTV et deux Reels, des stories tous les jours, sinon la portée de nos publications décroît », explique-t-elle.
Du blog à Instagram
De leur temps, les blogueuses étaient moins soumises à la contrainte de la captation de l'attention et jouissaient d'une plus grande liberté. C'était d'autant plus le cas que leur communauté se rendait d'elle-même sur leur blog. Désormais, les créatrices de contenu, dont la visibilité dépend des plateformes sociales et de leurs algorithmes, se plient à des standards. « Il vaut mieux poster une photo verticale plutôt qu’horizontale pour prendre plus de place sur l’écran des smartphones. Rien que ça, c’est déjà quelque chose de très radical dans la façon de voir les images, explique Adeline Rapon. Pour accrocher l’œil, on va faire des photos qui sont finalement toujours construites de la même manière. »
Pour Agathe Nicolle, fondatrice de l’agence Woô, cette fatigue est compréhensible dans la mesure où les logiques ne sont plus les mêmes. « Les blogueurs construisaient leur audience lentement, c’était un travail de long terme. Il y avait une forme de maîtrise. Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec les réseaux sociaux », estime-t-elle. Une contrariété qu’Adeline Rapon exprime notamment par une récente perte d’abonnés à laquelle elle ne trouve pas d’explication.
L’attaque des clones
Lancé en 2010, Instagram a supplanté les blogs en quelques années et a disrupté le secteur de l’influence. La multiplication des médias sociaux a fait grandir le nombre de prescripteurs, et la concurrence est rude : ils étaient 150 000 influenceurs en France en 2020, d’après une étude de l'agence Reech. Le phénomène est visible sur Instagram avec la réplication inépuisable d’influenceuses (74 % des créateurs de contenu sont des femmes, à 87 % sur des sujets lifestyle comme la mode, la beauté, le voyage ou encore la « food », selon Reech). Pour autant, Carine Fernandez, fondatrice de l'agence Point d'Orgue, ne trouve pas que les plateformes sociales ont entraîné une uniformisation des profils. Pour Wilfried Klucsar, cofondateur de Dix Sept Paris, il faut avoir à l’esprit que les algorithmes enferment l’utilisateur dans des tunnels de contenus semblables.
« Il y a des centaines de comptes qui se ressemblent, concède de son côté Léa Bernardi, responsable du pôle influence d'Edelman. C’est facile de créer des comptes qui correspondent aux codes lisses de l’influence mais ceux-ci performent jusqu’à un certain seuil. » Pour la spécialiste, les influenceurs qui se hissent au-dessus de la mêlée sont justement ceux qui font preuve de créativité, avec une identité très marquée. « Il y a une prime à l’originalité », résume Brice Djirackor, directeur adjoint du pôle influence d’iProspect.
Best practice
Pour ne pas se faire dépasser, Brice Djirackor préconise aux influenceurs de se faire accompagner. « Les agences ont des rapports privilégiés avec les plateformes. On a une connaissance en amont des nouveaux formats, des recommandations... », prêche-t-il. Même son de cloche à Point d’Orgue, l’agence des vedettes Enjoy Phoenix, Richard, Noholito, MarionCameleon ou encore Sissy Mua. « On les aide à grandir, on les conseille dans leur image », récapitule Carine Fernandez.
Si les agences ont un rôle de vigie, les influenceurs jouent parfois, réciproquement, les experts auprès d’elles. « On s’appuie sur les conseils de tiktokeurs pour comprendre comment adresser une cible sur le réseau social », confirme Wilfried Klucsar, de Dix Sept Paris. Pour Tiffany Bouthry, directrice commerciale de Fuse, l’arrivée des influenceurs dans l’équation publicitaire a permis de revoir le système des briefs créatifs. « Avant il y avait un script écrit à respecter à la virgule près. Aujourd’hui, on s’adresse à l’audience d’un influenceur. Il faut donc lui laisser une marge de liberté pour obtenir l’adhésion de sa communauté », souligne-t-elle. Quant aux réseaux sociaux, certains missionnent un « account manager » au service des agences et des marques pour faire valoir des bonnes pratiques. De tous ces échanges naissent des process qui structurent l’écosystème. « Si standardisation il y a, elle est à mettre sur le compte de la professionnalisation du secteur et de sa régulation », abonde Léa Bernardi.
Dans cet écosystème d’une dizaine d’années seulement, la majorité des professionnels interrogés estiment que la créativité a encore toute sa place. « Les plateformes sont des outils qui offrent toujours plus de possibilités, s'enthousiasme Paul Cotti, directeur du planning stratégique de Fuse. Prenez TikTok, qui est presque un logiciel de montage, Snapchat, qui permet à tous les utilisateurs de créer des Lens... Évidemment, chacune à ses standards, mais c’est aussi le cas pour les médias traditionnels. » Il est rejoint sur ce point par Guillaume Aubert, directeur de la création de Kewl, l’agence intégrée de Konbini. « Chaque plateforme sociale est un média, elle est liée à une audience, résume-t-il. Finalement, ce sont les mêmes problématiques que dans les années 80 pour savoir si on allait plutôt sur telle ou telle chaîne télé. » Wilfried Klucsar émet cependant une réserve : « Les best practices de chaque plateforme peuvent donner des résultats assez stéréotypés. »
Emprunt des codes
Les plateformes standardisent leurs formats et fonctionnalités, copiant chez les autres ce qui marche, à l’instar des stories il y a quelques années ou aujourd'hui les vidéos TikTok, qui ont inspiré les Reels d’Instagram. Pour Guillaume Aubert, les créatifs ont tout intérêt à surfer sur ces nouveaux usages, en témoigne la campagne « Stories from the other side of the world », sur laquelle il a travaillé en 2018 au sein de CLM BBDO. Conçue pour l’ONG Care France, elle donnait à voir le quotidien de femmes de pays en voie de développement dans des stories partagées par des célébrités (Alexandra Rosenfeld, Ophélie Meunier, Pierre Niney...). Un emprunt des codes d’Instagram, ou un « hacking » comme le dit Guillaume Aubert, qui a permis de capter l’attention des utilisateurs.
La créativité publicitaire permet aussi de détourner les restrictions des plateformes. Ainsi, Konbini a imaginé pour Durex « The condom show », une émission humoristique et pédagogique de 50 minutes, présentée par Sophie-Marie Larrouy et diffusée à l’été 2021 sur YouTube et Facebook, qui avait pour but de lever les tabous sur la sexualité.
En revanche, si les réseaux sociaux ne brident pas la créativité des agences, ce qui nuit à celle-ci, selon Agathe Nicolle, c’est l’erreur des marques à vouloir dupliquer une même campagne sur tous les médias sociaux. Pour Guillaume Aubert, les annonceurs français sont à la traîne sur le sujet : « Les Américains pensent leurs campagnes pour chaque plateforme et n’essaient pas d’être partout avec le même message. » La créativité en sortira grandie.
Lire aussi : Mais que font les moins de 13 ans sur les réseaux sociaux ?