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Alors que les élections régionales et départementales se déroulent les 20 et 27 juin dans l’indifférence de nombreux médias nationaux, les vidéos clownesques ou à sketch se multiplient sur les réseaux sociaux puis les chaînes d’infos. Attention danger !

Le 12 juin, la ville de Péronne a offert un reflet saisissant de la campagne pour les élections régionales et départementales. Toute chemise dehors, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti arpente le marché en compagnie d’Agnès Pannier-Runacher, ministre de l’Industrie, lorsque le député FI François Ruffin interpelle la ministre sur les emplois détruits à Whirlpool.  L’une se voit reprocher de faire « la kéké sur les marchés », l’autre s’interpose : « Vous faites votre cirque ! ». Puis, c’est au tour du candidat RN Damien Rieu de prendre à partie le ministre de la Justice en le traitant de « pitbull à Rolex ». Une caméra complice capte la scène : « Allez défendre les policiers qui se font égorger au lieu de boire votre café, là. Vous êtes pas en vacances (sic). Au boulot ! Au travail », dit le candidat attablé en tapant dans ses mains.

Théâtre de Guignol

Quelques heures plus tard, la vidéo tourne en boucle sur BFMTV. Comme cela avait été le cas quelques jours auparavant avec la fameuse scène de la gifle à Macron. Au risque de ramener la politique au rang du théâtre de Guignol ? « On ne peut pas ne pas montrer la gifle, souligne Fabien Namias, directeur général de LCI, ce serait la rendre plus évidente encore. Mais de là à en faire un élément qui tourne en boucle, avec ce que cela a de dégradant, cela doit entraîner une réflexion. » LCI, qui continue de miser sur la politique à laquelle elle veut « redonner ses lettres de noblesse », via des débats dans les Hauts-de-France, en Île-de-France et en PACA, entend néanmoins « décoder ce type d’images » à travers son émission Anti-complot et le fact-checking de quatre à cinq journalistes : « On doit montrer l’existant tout en n’étant pas dupe », résume Fabien Namias, pour qui il est faux de dire que les Français se désintéressent de la politique.

Dupe ? Le risque est en effet de servir de faire-valoir à des images populistes sous l’influence des réseaux sociaux que maîtrisent à la perfection des partis qui s’estiment maltraités sur les médias traditionnels. « Ça bouffe de l’espace car les médias et les politiques leur accordent de la place, note Gaël Sliman, président d’Odoxa. Les réseaux sociaux donnent le la de ce qui est hype. Et ce qui est nouveau, c’est ce que cela fait l’architecture des chaînes d’info et des JT. On y retrouve alors le plus sexy mais aussi parfois le plus con et ce n’est pas représentatif de ce qui se dit sur les plateformes, loin de là. » Pour le spécialiste de l’opinion, qui s’appuie sur son partenaire Dentsu Consulting, cette chambre d’échos sensationnalistes n’est qu’un pâle reflet des « sujets réellement présents sur les réseaux et qui ne sont pas représentés ».

Résultat, c’est parfois un peu le proverbe chinois qui semble l’emporter : « Quand le sage montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt ». Sauf que les imbéciles sont alors les politiques et - à travers eux - les médias qui croient mieux coller au quotidien des Français en captant coûte que coûte leur attention sur les flux d’actualité de leur mobile. Quitte à faire venir à l’Élysée, comme Emmanuel Macron, deux youtubeurs à succès, McFly et Carlito, pour s’affronter à travers des défis pour plaire aux gamers. « Ils sont convaincus qu’en singeant les clowns ils auront une plus grande popularité, souligne Laetitia Krupa, qui vient de faire paraître La Tentation du Clown chez Buchet-Chastel. La révolution numérique a inversé la hiérarchie des valeurs, il n’y a plus d’aspiration pyramidale et on a l’impression que tout se vaut. » Pour la journaliste, il en résulte une perte de repères, « un univers sens dessus dessous » qui fait que des gens qui savent parfaitement décortiquer les effets techniques d’une vidéo seront incapables de déceler les ficelles d’une manipulation grossière.

L'hypothèse Mercier

D’où la possibilité du clown qui se profile, selon elle, à l’approche de la Présidentielle. Après tout, pourquoi la France échapperait-elle à ce que tant de pays ont connu avec Trump, Bolsonaro, Beppe Grillo ou Boris Johnson dit… BoJo the clown ? On retrouve là l’hypothèse Mercier, du nom du blogueur arrivé au second tour dans Baron noir, ou l’exemple Zelensky en Ukraine, cet acteur de comédie qui bat le président sortant après une campagne éclair de trois mois. « C’est un fantasme des Français d’élire leur semblable, ajoute Laetitia Krupa. Et la fin du dégagisme avec le clown qui va mettre un coup de pied aux fesses de tout le monde… ». Reste à remplir les points de suspension. Qui ? Zemmour ? Hanouna ? Raoult ?

Allons, les électeurs sauront bien faire la part des choses dans un pays éminemment politique comme la France ! Encore faut-il qu’on ne confonde pas information et divertissement, ce qui est de moins en moins évident lorsque Marlène Schiappa comme Jean-Luc Mélenchon s’invitent chez Hanouna. Si ce dernier peut s’intéresser à la politique, ce n’est que dans la mesure où elle le grandit. Mais il garde pour ressorts de son émission rigolade et « grande rassrah ». Et il n’y a pas que sur C8 que règne la plus grande confusion des genres en vue de l’audience ou dans l’optique d’un nombre maximal de vues sur les réseaux sociaux et en replay. « Sur un plateau TV, on ne sait plus qui est qui, les invités sont déterminés en fonction de leur nombre de followers, rappelle Laetitia Krupa. La tendance est à l’info molle après parfois dix à quinze minutes de hard news. »

Philippe Moreau-Chevrolet, président-fondateur de MCBG, estime toutefois que si les leaders renoncent un peu trop à faire de la politique pour jouer les bateleurs de foire, ils ont peu de chances d’être élus. Jean-Luc Mélenchon, qui s’était indigné en 2018, lors de la perquisition au siège de la France insoumise, dans un registre qui n’a rien à envier à la comédie burlesque (« Poussez-vous de là, ma personne est sacrée ») doit aujourd’hui composer avec de mauvais sondages. « Mélenchon est un peu devenu sa propre caricature », souligne-t-il. D’où l’ambiguïté de ses propos sur les attentats juste avant les élections présidentielles. Complotisme pour plaire à une frange de son électorat ou mauvaise interprétation d’une pensée pointant l’instrumentalisation politique de l’insécurité ? Ne pas pouvoir répondre franchement à cette question est en soi un problème.

Ferrari en ville déshéritée

Mais pour Philippe Moreau-Chevrolet, la responsabilité majeure de cette désacralisation du politique revient au président. « Publicité sans message » de pur divertissement avec McFly et Carlito, déplacements « feel good » de l’homme bronzé qui cherche à occuper un vide sans cliver… « Il y a un décalage entre cette bulle de bonheur et le quotidien d’une large partie de la population qui considère que les politiques doivent souffrir avec eux, ajoute l’expert. C’est comme si vous faisiez rouler une Ferrari dans une petite ville deshéritée. C’est une com de marque assez brillante mais on ne vend pas tout à fait un produit en France. D’où le hiatus ! La baffe, c’est la réalité qui se rappelle au politique ».

Véronique Reille Soult, présidente de Backbone Consulting a justement analysé les répercussions de cette gifle sur les réseaux sociaux. « Il y a un pic à 200 000 réactions où les gens sont surpris, puis c’est une accumulation de vannes, sur la tarte Tatin, etc. Alors qu’il y a eu une condamnation unanime de la classe politique et des médias, personne n’a vraiment condamné. Au contraire, on a employé un ton potache pour dire que ce n’est pas si grave, ou que les vraies violences ne donnent pas lieu à des condamnation similaires ». Elle note aussi que nombreux sont désormais les messages où l’homme politique est assimilé à un clown dont on peut se moquer, sur lequel on peut faire des blagues. Dans Libération, lundi 14 juin, Daniel Schneidermann rappelait que Papacito, le blogueur d’extrême droite auquel était abonné le gifleur de Macron et qui a tiré sur un mannequin censé représenter la France insoumise, faisait du gag une arme contre ses ennemis.

Car lorsque tout le monde se met à rire de tout, se mêle aux rieurs ce qui ne fait plus rire. D’ailleurs, depuis sa cuisante défaite dans le genre clown triste, après le fiasco du débat de l’entre-deux tours, Marine Le Pen ne fait plus rire, même jaune. « Elle surjoue la posture rassurante, présidentielle, au moment même où Emmanuel Macron joue à abaisser la fonction », estime Alexis Lévrier, maître de conférence à l’université de Reims (lire interview). Véronique Reille-Soult note aussi que son corpus de ceux qui affichent leur opposition au RN sur la bio de leurs comptes sociaux diminue drastiquement (-30 %). Rira bien… qui ne rit déjà plus.

« Macron tend à abaisser la fonction »



Alexis Lévrier, spécialiste du journalisme, maître de conférence à l'Université de Reims, auteur de Jupiter et Mercure, le pouvoir présidentiel face à la presse.



Est-ce qu’il y a chez Macron une volonté d’instrumentalisation des réseaux sociaux, comme semble l’attester la séquence McFly et Carlito ?

Cela me paraît évident. Dès 2016-2017, Macron disait qu’il rêvait d’une présence directe, désintermédiée au peuple. Là où il se trompe, c’est qu’il y a toujours une médiation. Le recours aux réseaux sociaux est le choix d’un média sans journalistes. Il tient la presse à distance quand il met sur Facebook les images de ses déplacements filmés par ses services. Puis, ce fut les vidéos de Kombini, les 40 ans fêtés dans l’émission de Cyril Hanouna. Ce n’est pas incompatible avec la posture jupiterienne puisque cela va de pair avec un mépris pour la presse. Le vrai modèle de Macron, c’est Mitterrand avec Jacques Pilhan qui cherchait déjà à instrumentaliser les médias. On se souvient de l’interview avec Mourousi en 1985.



Mais Mourousi n’atteignait pas le président quand il faisait le clown avec sa demi-fesse sur le bureau…

En effet, l’étape nouvelle avec Macron, c’est qu’à force de vouloir briser la solennité de l’échange avec les journalistes, il tend à abaisser la fonction. C’est le risque quand on utilise à ce point les réseaux sociaux. On le voit avec la séquence McFly et Carlito puisqu’il a dit qu’il acceptait de faire figurer les photos des youtubeurs sur son bureau pendant l’interview du 14 juillet. Les inviter à l’Élysée, c’est déjà une transgression où il n’y a plus aucune retenue, même si les sondages, notamment auprès des jeunes, sont plutôt bons. Macron cherche à compenser ensuite ce côté disruptif par une interview haut de gamme à Zadig. Mais on retiendra surtout la roulade dans les jardins de l’Élysée.



Est-ce un facteur d’explication de la gifle ?

Oui, mais ce n’est pas le seul. La pulsion régicide observée pendant les Gilets jaunes est venue d’un profil d'extrême droite tenant un discours qui s’est banalisé dans les médias. Il y a une montée en puissance du discours d’extrême droite qu’on n’avait pas vu depuis les années 1930. Macron joue avec Valeurs actuelles ou CNews au nom de la triangulation pour construire l’idée d’un face-à-face avec Marine Le Pen. C’est dangereux. Pour moi, Macron est un Jupiter masqué qui n’a pas renoncé à instrumentaliser les médias, à avoir son propre agenda, même s’il a fait le choix d’apaiser sa communication – la nomination de Clément Léonarduzzi va dans ce sens.

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