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Genre journalistique nouveau, mais aussi technique de communication, le «fact cheking» se développe en France, surfant sur la campagne électorale. Que penser de cette tendance? Les avis sont contrastés.

Exagérations, inventions, mensonges… Libération vient d'élire Nicolas Sarkozy roi du pipeau dans un Petit précis des bobards de campagne paru jeudi 8 mars aux Presses de la cité. Le livre reprend en partie les chroniques de sa rubrique Désintox, lancée sur son site fin 2008. Depuis, celle-ci a fait des petits: installation sur l'édition papier, naissance d'un blog, reprises sur RTL… Elle s'inscrit dans une pratique venue des Etats-Unis, le «fact cheking» (vérification des faits), qui vise à contrôler l'exactitude des faits et chiffres dans les discours politiques.

Elevé au rang de nouveau genre journalistique outre-Atlantique, le «fact cheking» a fait tâche d'huile dans les médias français. Le Monde a suivi de près Libé en 2009, avec son blog «Les décodeurs». Les autres ont attendu la campagne électorale: le site du Nouvel Observateur («L'addition s'il vous plaît» et «Les Pinocchios de l'Obs»), Rue 89 (Contrôle technique), le jdd.fr («Le détecteur de mensonges») ou encore Le Parisien avec son «Bureau de vérification de la petite phrase». A son tour, la télévision s'est engouffrée dans la brèche: I-Télé, associée au site Owni, vient de lancer le «Véritomètre» à l'antenne et sur la Toile (lire p.12).

Que penser de cette tendance? Quel intérêt pour les médias? Quel est l'impact sur l'image et plus largement sur la communication politique? Les avis sont partagés. «Le “fact cheking», cela peut faire rire chez Yann Barthès, mais son impact est dramatique, commente, pessimiste, Arnaud Dupui-Castérès, président de Vae Solis Corporate. Il existe aujourd'hui une défiance incroyable des citoyens envers les politiques. Le “fact cheking” contribue à remettre en cause et à détruire leur autorité et leur crédibilité. J'y vois le délitement du système démocratique.» Pourquoi, par ailleurs «marketer» cette pratique dans des rubriques spécifiques? «Vérifier des informations, c'est le fondement du métier de journaliste. Nous le faisons dans chaque article. C'est la garantie du figaro.fr et ce qui fait son succès, explique Luc de Barochez, directeur de la rédaction du site, bien décidé à ne pas suivre la tendance.

Reste que les médias, comme les politiques, ont besoin de retrouver la confiance des Français, de redorer leur image. «Cette pratique répond à une critique du journalisme politique d'être dans la connivence, commente Cédric Mathiot, créateur de la rubrique«Désintox» deLibération.La tradition française veut que le journaliste suive la vie des partis, sans traiter du fond des discours. Moi, je ne rencontre jamais les politiques, je ne leur parle pas en “off”. Je m'appuie uniquement sur leurs déclarations publiques. Du coup, il m'est plus facile d'épingler la gauche comme la droite, sans compliquer la relation aux sources. C'est une approche complémentaire.»  Qui porte ses fruits. Aujourd'hui, l'audience du blog Désintox, avec environ 20 000 pages vues par jour, est en progression. «C'est une rubrique phare sur laquelle Libération mise pour générer de l'abonnement. L'une des vraies rubriques à valeur ajoutée de la présidentielle», ajoute Cédric Mathiot.

«Tout n'est jamais blanc ou noir»

Le «fact cheking» aurait ainsi des vertus cachées. Côté médias, la pratique donne une nouvelle légitimité aux enquêteurs. «Nous faisons face, c'est vrai, au syndrome du journaliste passeur de plat, qui prend la parole publique pour parole d'évangile», indique Christophe Deloire, directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ). Pour lui, le «fact cheking» est l'occasion, dans les rédactions, de se fixer de nouvelles ambitions, de revenir à la fonction sociale essentielle du métier: non pas transmettre les messages, mais les vérifier.

D'autant que la blogosphère profitant de la masse de données disponibles sur la Toile a donné l'exemple. Elle s'est faite un nom, décryptant et analysant l'information en toute liberté quand Twitter a pris de vitesse les médias traditionnels. Spontanément, internautes et experts se sont mis à pratiquer le «fact cheking». Ils le font toujours en commentant, tout en les regardant, les débats télévisés.

Or trop d'information crée de nouvelles attentes. «Les blogueurs écrivent tout et n'importe quoi. Assouvir la soif d'exactitude des lecteurs redonne un rôle clef aux journalistes. Face à l'“infobésité”, la vérification est une réelle attente du marché», explique Jérôme Lascombe, président de l'agence de relations publics Hopscotch.
Un temps concurrencé par la blogosphère, le journaliste reprend ainsi la main. «Lui seul peut tenir convenablement ce rôle de vérificateur. Le “fact cheking” demande des moyens humains, économiques et intellectuels qui ne sont pas à la portée de tous», commente Anthony Amelle, en charge des activités digitales de CLM BBDO. Il permet aussi de jouer la carte du collaboratif quand les médias cherchent à tirer profit de la foule de spécialistes pouvant alerter sur une erreur ou éclairer un chiffre. C'est le parti pris des Décodeurs, un blog participatif invitant les internautes à enquêter avec les journalistes.

«Le vrai rôle de ces rubriques, c'est de pousser à une communication plus honnête qui aiderait à dépassionner le débat, à l'assainir», précise Cédric Mathiot. Attention, cependant, à ne pas distribuer de bons points ni à tomber dans la dictature du chiffre. «Nous gardons à l'esprit que tout n'est jamais blanc et noir. C'est pourquoi nous disons souvent “plutôt vrai” et “plutôt faux” quand nous analysons un chiffre», explique Hélène Bekmezian, journaliste qui nourrit Les décodeurs.

La nuance cherche donc à s'inviter dans une lecture binaire des discours politiques. La réflexion aussi. «Notre démarche consiste à mettre au jour des stratégies délibérées de mensonge. Nous relevons des chiffres erronés qui servent un discours quand le Véritomètre relève de manière quasi systématique des approximations. Le danger, c'est de tout niveler, de noter une petite erreur au même niveau qu'un mensonge scandaleux. Il peut y avoir un côté bête et méchant», reconnaît Cédric Mathiot.

Un garde-fou salutaire ou un formatage du discours ?

Cette nouvelle pratique contraint, quoiqu'il en soit, les politiques à s'adapter. «Avec la crise, le discours économique s'est fait omniprésent dans le débat public, explique Benoît Thieulin, cofondateur de l'agence digitale La Netscouade. Pour crédibiliser son discours, le politique étaye ses propositions de chiffres. «Dorénavant, le mot d'ordre est de faire preuve de plus de rigueur dans les états-majors de campagne, en utilisant des chiffres officiels et en les sourçant» ajoute Benoît Thieulin.

Matthias Leridon, président de l'agence Tilder, y voit pour sa part une pression positive qui pousse à plus d'exigence et d'honnêteté intellectuelle. Un mouvement qui accompagne la professionnalisation de la communication. «Il faut plus de travail sur les contenus et moins de spectacle», commente-t-il.

La cohérence est de mise. Avec la mémoire d'Internet et la vérification des faits, fini en effet la segmentation marketing qui veut que le politique adapte son discours à ses publics. François Hollande en a fait les frais en déclarant, pour rassurer un journaliste du Guardian, qu'il n'y avait plus de communistes en France.

Fini également l'idée selon laquelle le politique devrait obligatoirement tout savoir sous peine de perdre la face. Interrogée par un auditeur sur Europe 1, Nathalie Kosciusko-Morizet, porte-parole de Nicolas Sarkozy, aurait mieux fait d'admettre qu'elle ne connaissait pas le prix exact d'un ticket de métro plutôt que d'affirmer qu'il était de quatre euros. Ce qu'elle a fait après coup, mais trop tard…

Au final, le «fact cheking» serait donc un garde-fou salutaire. Il éviterait l'aggravation du désenchantement civique et de la défiance envers les politiques. S'il était efficace, il ne devrait plus, à terme, alimenter les médias. «Nous notons moins de chiffres faux assénés avec aplomb qu'il y a deux ans, reconnait Hélène Bekmezian, des Décodeurs. En décembre, on manquait même de matière.»

A moins qu'il ne soit contre-productif? «Comme pour les entreprises, cela va aboutir à un discours très normé, lisse, sans aspérité, qui cherche à minimiser les risques», analyse Pierre-Yves Frelaux, directeur général de TBWA Corporate. Une idée partagée par Arnaud Dupui-Castérès: «Cela contribue à formater les discours. Les politiques vont perdre en authenticité et en spontanéité. Et il leur sera reproché d'utiliser des éléments de langage. C'est un cercle vicieux

Développement possible hors du champ politique

Quoi qu'il en soit, les réactions des politiques varient. Certains, comme l'explique Libération, corrigent discrètement le tir ou précisent leur source la fois suivante. D'autres persistent et signent, argumentent, négocient, voire maintiennent leurs affirmations. «Il est difficile de cerner la part de cynisme et d'incompétence dans les erreurs chiffrés des candidats, commente Cédric Mathiot. Mais ils ont suffisamment de gens brillants travaillant à leur côté. Je crois qu'ils s'en moquent. Du moins tant que ça reste cantonné au Web.»
La reprise sur l'édition papier les inquiète en effet davantage. Tout comme les velléités des télévisions à pratiquer la vérification des faits. Question d'audience. Mais, là-encore, les candidats se sont préparés à répondre à la pression documentaire qui les confronte à leurs anciennes déclarations et promesses. Ou à des tableaux chiffrés montrés à l'écran comme le fait François Lenglet, directeur de la rédaction de BFM Business.

Qu'ils se rassurent toutefois. La télévision est à la traîne. «Je m'attendais à ce que les chaînes innovent davantage, qu'elles pratiquent le “fact cheking” en direct», regrette Jacky Isabello, directeur associé de l'agence Wellcom, qui parle d'une révolution en devenir.

A ce jour, seuls les étudiants du CFJ ont montré le chemin en lançant sur Internet, en partenariat avec l'AFP et You Tube, une chaîne politique où le journaliste en plateau est épaulé en coulisses par une équipe de vérificateurs chargés, durant l'émission, de pointer les erreurs.

En attendant, les politiques ont au moins appris une chose. La possibilité d'utiliser le «fact cheking» pour décrédibiliser leur adversaire. La pratique journalistique se transforme alors en technique de communication. Qu'un candidat relaye un article taxant de «faux» les propos d'un adversaire, qu'il le pratique sur les réseaux sociaux avec l'aide d'une armée de militants blogueurs ou qu'il lance, comme Jean-Luc Mélenchon, un site «vrai-faux» inspiré de Barack Obama. Ce qui implique, comme l'indique Libération, une autre mission pour les médias: «fact cheker» le «fact cheking»…

La pratique peut-elle se développer hors du champ politique? Quelle est son avenir? Cédric Mathiot confie que l'idée de la rubrique «Désintox» était, à l'origine, de couvrir également les champs du «greenwahing» (blanchiment vert) et du marketing, ce qui ne s'est pas fait, faute de moyens.

Sans aucun doute, les entreprises devraient, de plus en plus, l'utiliser dans leur communication. Le Leem, syndicat professionnel des entreprises du médicament, conseillé par La Netscouade, vient ainsi de lancer son «Fil santé vrai/faux» en s'appuyant sur des études objectives et sourcées. «C'est très utile pour combattre les idées reçues sur des sujets complexes, très techniques et facilement mal interprétés», explique Eric de Branche, son directeur de la communication.

Mais la comparaison s'arrête là. Question chiffres, l'entreprise est en effet d'ores et déjà sous contrôle des syndicats, des associations, des cabinets de notation… «Elles sont plus en avance que les politiques, ne serait-ce que parce qu'elles ont des obligations légales de “reporting” et qu'elles affrontent depuis longtemps des ONG qui épluchent leurs comptes et scrutent leurs pratiques», rappelle Anthony Amelle, de CLM BBDO. Mais l'entreprise n'est pas obligée de tout dire. Avec elle, le journaliste aura tout intérêt à s'intéresser à ce qui n'est pas dit…

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