Time a fait du «protester» son homme de l'année 2011. Du printemps arabe à Occupy Wall Street en passant par les Indignés espagnols, les manifestations ont en effet marqué l'année. Quelles interactions existe-t-il entre les réseaux sociaux et la révolte?
Dominique Cardon. Comme le montre Monique Dagnaud, dans Génération Y, les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion (Sciences Po Presses), il y a actuellement une critique, un manque de confiance exacerbés dans les institutions. En revanche, les jeunes ne sont pas déprimés. Ils sont optimistes, ils ont confiance dans le réseau. Il s'agit donc d'abord d'une redistribution de la confiance des institutions vers la proximité des réseaux sociaux. On retrouve cela dans la culture du «LOL», où l'on met en scène de façon joviale et enthousiaste la manière dont on met à distance les institutions.
Est-ce une prise de distance vis-à-vis de la démocratie ou une façon de la régénérer?
D.C. Si l'on a une définition restreinte, la démocratie est l'espace de représentation des institutions dont la vitalité se mesure au débat public, à la compétition partisane, à la pluralité des idées, et à la décision majoritaire qui s'exprime dans des politiques. Si on une définition élargie, et c'est la mienne, la démocratie se mesure à la capacité expressive des citoyens, qui n'est pas forcément polarisée par la compétition politique. Le propre du Web, et cela vaut pour les Indignés, c'est l'auto-organisation, la création d'espaces à soi sans prendre le pouvoir. Avec cette défiance généralisée, émerge l'idée que le lieu du pouvoir central n'est pas forcément celui où le changement peut arriver.
En quoi le mouvement des Indignés diffère-t-il du mouvement altermondialiste?
D.C. Le mouvement altermondialiste croyait encore que ce seraient les syndicats, les associations, les instances collectives de la société civile qui permettraient de nourrir, d'encadrer, de mobiliser le mouvement social. Avec les Indignés, on redescend d'un cran: on n'est plus dans le mouvement social mais dans des mouvements d'individus. Ce qui est frappant, c'est que règne une vraie méfiance vis-à-vis des syndicats et des partis. Pour les Indignés, la démocratie consiste à respecter le droit de chacun à s'exprimer. Il s'agit d'une vaste assemblée obsessionnellement délibérative, c'est-à-dire avec des procédures bien définies pour vérifier que chacun a pu s'exprimer.
Cela en fait des mouvements très démocratiques, mais dépourvus de toute force politique...
D.C. Si l'on se réfère à la première définition oui, mais il y a une sorte de décentrage de la démocratie vers la société civile, une pluralité polycentrique d'espaces, une sorte d'éclatement des espaces de prise de parole qui est très liée au capital culturel dans notre société. Les gens sont de plus en plus diplômés, compétents, et n'ont pas envie de s'en remettre à un parti politique parce qu'ils pensent savoir ce qui est bon pour eux. D'une certaine manière, c'est un retour du thème de l'auto-organisation des années 1970. Sauf qu'il n'y a plus d'idéologie. J'y vois des formes de démocratie non pas substantielles, mais procédurales, où l'on réunit des gens autour de leur indignation et d'un espace de débat ouvert à la diversité des points de vue.
L'outil technologique, et notamment Facebook avec sa logique conversationnelle, ne contribue-t-il pas à dépolitiser le discours ?
D.C. On peut avoir une lecture très pessimiste et dire que la culture du LOL est une culture du refus du politique, du repli sur soi, de la dépolitisation où l'on est désabusé et où l'on s'en remet à la culture marchande. Il y a de ça, mais aussi beaucoup plus que ça. L'outil Internet est très en affinité avec les nouvelles formes d'organisation et de mobilisation. On l'avait déjà noté avec le mouvement altermondialiste. Sans Internet, pas de forum social, pas de réseau Education sans frontières, dont on est bien incapable de dire qui est derrière. Eh puis, je pense qu'il faut défendre le bavardage car nous passons tous beaucoup de temps à dire des trucs pas sérieux. Se moquer, ironiser, bavarder, c'est le sel de la vie sociale.
Mais cela éloigne de la politique, qui n'est pas qu'un aimable babillage, non?
D.C. Certes, on est avec Facebook dans une mise en scène de soi, chaleureuse et peu critique. Mais ce qui est fascinant, c'est de voir que les liens vers les sites d'actualité y circulent. A l'intérieur de cette conversation, il y a aussi l'idée que l'on peut montrer qu'on s'intéresse à telle ou telle chose, y compris à des messages politiques. Un livre, L'Evitement du politique, de Nina Eliasof, a montré comment les Américains s'autocensuraient pour ne pas entrer dans des rapports clivants. Sur Facebook, c'est vrai qu'on se raconte quand ça va bien. On contrôle ce qui est de l'ordre du négatif et il n'est pas impossible qu'on contrôle aussi les opinions franches qui pourraient susciter la réprobation et le clivage au sein de sa communauté. Mais cette forme d'autocensure qui consiste à ne pas être trop clivant est transformée en ironie et en humour. Là, les gens n'hésitent à débattre de façon intense. C'est la culture du Petit Journal de Canal+. On s'intéresse au centre, mais il y a une manière constante de l'ironiser et de le décoder.
Et pour le printemps arabe, quelle est l'influence du réseau numérique de proximité?
D.C. En Tunisie, la dissidence politique était soit soumise à la répression, soit domestiquée, soit exilée. Avec Facebook, on est dans le clair-obscur: on n'a pas l'impression de parler dans l'espace public. Et voilà que les conversations amicales se débrident et qu'on se retrouve à dire ce qu'on pense de Ben Ali. Quand les proches disent «Tu as raison», on assiste à un renforcement du pouvoir de la parole qui, partant de petites niches individuelles, gagne en puissance jusqu'à exprimer une indignation. C'est complètement explosif.