Il y a direct et direct. Le 9 octobre, des soldats armés font irruption dans le studio de la chaîne Al-Hurra. Le présentateur, en duplex avec un invité, interrompt sa conversation, mais garde l'antenne. La caméra ne montre pas les soldats armés, qui semblent très énervés. Le présentateur essaie de garder son sang froid: «Je suis égyptien… Je suis en direct…» On entend un bruit qui ressemble au déclic d'une arme. «Je ne sais pas s'ils veulent qu'on arrête la diffusion… Un soldat est dans le studio avec son arme, ce doit être pour arrêter des fugitifs… Espérons que tout se passe bien…» Il lève les mains en signe d'apaisement, l'atmosphère est très tendue. «Du calme, du calme… On est avec vous… Cherchez où vous voulez… Du calme…» La scène durera près de quatre minutes avant l'interruption des programmes.
Au même moment, dans la rue du studio, la répression d'une manifestation pour les droits des coptes [chrétiens d'Egypte] tourne au carnage. Vingt-cinq personnes trouvent la mort lors des événements de «Maspero», nommés ainsi en référence à l'immeuble de la télévision publique aux portes duquel ils ont lieu. Tout autour, des militaires chassent les manifestants, qu'ils accusent de les avoir attaqués, jusque dans les studios des chaînes de télévision indépendantes.
La scène dans Al-Hurra est extrême, mais révélatrice du climat auquel les médias égyptiens sont confrontés depuis la révolution. L'armée en charge de la transition, depuis le départ d'Hosni Moubarak le 11 février, a un rapport compliqué avec les journalistes. Et il faudra attendre janvier pour connaître l'attitude des islamistes, larges vainqueurs des récentes législatives.
Vieilles recettes et nouveaux dangers
Dans les semaines qui suivent la révolution, les autorités avaient pourtant commencé par lâcher du lest. De nouvelles licences de chaînes satellites sont accordées, de nouveaux médias apparaissent et les contraintes de sécurité sont levées. Sur le terrain aussi, il est plus facile de filmer, alors qu'obtenir une autorisation était auparavant un casse-tête. «À mon avis, c'était plus une période caractérisée par le chaos que par une réelle liberté, estime Mohamed Gohar, directeur de Channel 25, créée en avril. Le 9 octobre, ses locaux ont été envahis par l'armée. De nombreux dégâts l'ont forcé à interrompre la diffusion pendant une dizaine de jours. Sa chaîne, qui s'est bâtie une réputation en quelques mois, est un ovni dans le paysage médiatique égyptien: aucun professionnel, aucune star («le seul CV que j'ai demandé était d'avoir été place Tahrir, pendant la révolution»).
Les reporters ont tous une vingtaine d'années et sont sur la ligne de front quand ça explose. Dans ces situations violentes qui n'épargnent pas les médias, ils sont parfois une cible. Hossam Haddad en sait quelque chose. Cet ex-physiothérapeute de vingt-quatre ans est présentateur souvent, reporter parfois, notamment place Tahrir: «J'ai pris deux balles en plastique, une dans la cuisse, l'autre dans un bras, j'étais en direct. Il n'existe pas de protection pour les médias, c'est très dur de couvrir ce qui passe dans la rue, certaines personnes n'aiment pas ce que l'on montre.»
Quelques médias, comme Channel 25, font preuve d'une liberté de ton presque totale. Mais la censure et la répression sont bien réelles, de même que les dérapages violents. En fait, le Conseil suprême des forces armées (Scaf) a, dès les débuts de la transition, cherché à contrôler le travail des journalistes: tout sujet qui traite de l'armée doit être préalablement soumis au Département des affaires morales. Pour les journalistes égyptiens, le message est clair: l'armée et sa gestion de la transition est la nouvelle ligne rouge. L'autocensure largement pratiquée par les médias d'État est toujours à l'honneur dans la culture journalistique, même parmi les journaux indépendants. En mai dernier un militant interviewé sur les mauvais traitements de l'armée, qu'il dénonce preuves à l'appui, se fait éconduire par le présentateur «Ce sont des choses que l'on peut écrire sur un blog, mais qu'on ne dit pas à la télévision.» La scène a pourtant lieu sur Tahrir TV, la chaîne qui porte son nom comme un flambeau de la révolution.
Sur la télévision d'État, le retour de bâton est encore plus caricatural. Le soir de la manifestation copte, très violemment réprimée, une présentatrice appelle les Égyptiens à descendre dans la rue pour en découdre avec «les coptes qui attaquent notre armée, l'armée de la révolution» alors que, juste en bas, les scènes transmises en direct sur d'autres chaînes montrent des chars poursuivant des manifestants. Fin novembre, alors que la place Tahrir s'embrase à nouveau, la télévision d'État vilipende les «voyous» présents.
Harcèlement judiciaire
Les autorités n'hésitent pas à utiliser le terrain judiciaire contre les journalistes: «Les arrestations et condamnations pour “trouble à l'ordre public”, “diffamation” ou “propagation de fausses informations” se sont multipliées, servant de prétexte à la censure d'articles sur des sujets sensibles comme la pauvreté, le droit des femmes et, plus souvent, l'armée», s'alarme Reporters sans frontières. C'est ainsi le trouble à l'ordre public qui est invoqué pour interdire aux médias de couvrir certaines audiences de procès, tel celui de Moubarak.
Le 12 septembre, au lendemain de l'attaque de l'ambassade israélienne du Caire, qu'elle a retransmis en direct, la chaîne Al-Jazeera Live Egypt (affiliée à la maison mère qatarie) est investie par des officiels, du matériel est saisi et un membre de l'équipe arrêté, au prétexte d'un défaut de permis, demandé par la chaîne depuis plusieurs mois. La transmission cesse, puis reprend, mais un raid identique a lieu à la fin du même mois… On TV, la chaîne qui appartient au magnat des télécoms Naguib Sawiris, a reçu des menaces en ce sens, la licence accordée ne correspondraient pas, soi-disant, aux programmes diffusés. Plus qu'un défaut de paperasserie, c'est la couverture de l'actualité par ces chaînes qui semble gêner.
Nouvelles stars
La plupart du temps, les poursuites sont abandonnées après convocations, interrogatoires ou procès. Le blogueur Maikel Nabil est emprisonné depuis la fin mars pour avoir publié des posts contre l'armée. De même Alaa Abdel Fattah, un des pionniers de la blogosphère égyptienne, est détenu depuis fin octobre. Son cas a été transféré à une cour civile, mais il doit désormais répondre des chefs d'accusation de «terrorisme» et de «meurtre». Tous les deux accusaient l'armée de diverses exactions.
Pourtant, quelque chose a bel et bien changé. Longtemps dédaignés par un public avide de feuilletons et de variétés, les talk-shows et programmes politiques sont plébiscités par les Égyptiens. Pour Sherihan El Etreby, d'Ipsos: «C'est une tendance qui était très forte après la révolution. Puis l'audience a un peu baissé, mais elle remonte dès que l'actualité le justifie.» Certains présentateurs sont devenus de véritables stars en raison de leur ténacité et il est difficile de les faire taire. Yousri Fouda est l'un d'entre eux. Empêché d'inviter l'écrivain Alaa Al Aswany, dans son programme Akher Kalam (Le Dernier Mot), qui s'annonçait très critique envers l'armée, il décide de suspendre ce dernier et fait état de pressions diverses sur lui et sa chaîne On TV. Trois semaines plus tard, il est de retour, après avoir posé ses conditions: l'émission a lieu sur le sujet programmé et avec les invités prévus au départ. Cette fois-ci c'est le journaliste qui a eu le dernier mot.