On le savait autoritaire, avide de pouvoir et rancunier au point de supprimer 1200 abonnements aux Échos, en mai 2009, pour un article le gratifiant de la plus grosse rémunération chez les banquiers. Il faudra désormais ajouter un qualificatif à Michel Lucas, 72 ans, patron incontesté du Crédit mutuel-CIC: celui d'imprévisible.
Sa volte-face dans le dossier du Républicain lorrain, qu'il décide de mettre en vente quatre ans après son rachat, a surpris tant dans la presse que dans la finance. «Je pensais au départ qu'il nous sortait le grand classique du “Retenez-moi ou je fais un malheur”, explique Jean-Clément Texier, PDG de la Compagnie financière de communication. Et puis, une addition d'indices semble dire “Ce n'est pas parce que je suis banquier que je paye, je vais vous montrer de quel bois je me chauffe”. Le problème, c'est que cela n'a aucun sens de se retirer du Républicain lorrain quand on acquiert L'Est républicain.»
Le Crédit mutuel est en passe de contrôler un empire de 1,1 million d'exemplaires après son rachat des journaux de l'est de la France (Dernières Nouvelles d'Alsace, L'Est républicain, L'Alsace) qui viennent s'ajouter au Progrès et au Dauphiné libéré. Et Michel Lucas, qui a fait toute sa carrière sur ses qualités d'«intégrateur bancaire», s'était fait fort de démontrer qu'il était capable de faire de la presse une affaire rentable en créant une plate-forme de quotidiens mutualisés.
Exemple: la banque a payé en janvier dernier un séjour d'une semaine à Haïti à un journaliste du Journal de Saône-et-Loire, envoyé spécial pour l'ensemble des journaux du groupe. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) y a vu la marque d'une politique de «mutualisation des contenus éditoriaux» mais aussi d'«autopromotion du Crédit mutuel et du CIC» via un reportage mettant en avant une opération humanitaire.
Collection de fortes têtes
Cela n'a sans doute pas été du goût de Michel Lucas. L'homme se targue d'offrir un avenir à la presse régionale et d'avoir redressé LeRépublicain lorrain, journal diffusé à 128 348 exemplaires payés en France, et qui dégage 3 millions d'euros de résultat en 2010. Aussi, lorsque ce quotidien, à l'instar de toute la PQR, s'est mis en grève sur les salaires le 18 février 2011, le patron fait comprendre à demi-mot qu'il va s'en séparer. Selon lui, un accord prévoyait que tout conflit devait se régler en interne. «J'ai dit [aux délégués du personnel]: “Vous ne m'intéressez plus en tant qu'individus, car le deal humain qu'il y avait entre nous, vous l'avez coupé”», a-t-il lâché, selon l'AFP. L'intersyndicale (CFDT-CGT-CFE CGC-SNJ) du Républicain lorrain rappelle que «la grève est un droit» et souhaite la reprise d'un «dialogue assaini».
Le banquier mutualiste va-t-il renoncer à son rêve de fédérer la PQR de l'est de la France? Peu probable. En novembre 2010, le Crédit mutuel a racheté les parts de la famille Lignac (43%) en transformant ses créances en actions du groupe Est républicain, ce qui lui permet de contrôler 80% des droits de vote. Cette cession est toujours soumise à l'Autorité de la concurrence et, selon Gérard Colin, vice-président du groupe nancéen, «le dossier suit son cours normalement».
Par ailleurs, Michel Lucas, qui a verrouillé les organes de contrôle du Crédit mutuel (dont il peut rester président au-delà de 72 ans) jouit des excellents résultats de son groupe en 2010 pour conforter sa stratégie multilocale sur la presse, même si celle-ci suscite des incompréhensions en interne et qu'elle tarde à donner ses fruits.
Quant au Républicain lorrain, qu'il a payé au prix fort, il sera difficile de le vendre avec une plus-value de façon isolée. «Dans la banque, dirigée de façon quasi militaire, Lucas est toujours très pressé, conclut Jean-Clément Texier. Mais dans la presse, il a découvert une collection de fortes têtes et de gens qui traînent la savate. Or, du fait de son âge, il est convaincu qu'il n'a pas le temps…»