L'un se défie des réseaux sociaux, qui «donnent l'impression de dialoguer avec des pigeons d'argile», l'autre n'y va pas par quatre chemins: «Je ne suis pas un fan d'Internet. Et ce n'est pas un euphémisme pour dire "Je suis ambivalent par rapport au Net" – ce que je veux dire, c'est "Je déteste Internet"!» Le premier, David Fincher, est considéré, après Seven, Fight Club, Zodiac et L'Étrange Histoire de Benjamin Button, comme l'un des réalisateurs américains les plus importants du moment. L'autre, Aaron Sorkin, a conçu la série culte À la Maison Blanche, qui dépeignait le quotidien d'un président et de ses «spin doctors», et est tenu pour le meilleur scénariste actuel d'Hollywood.
Les deux prodiges viennent de pulvériser le box-office avec The Social Network, histoire d'un autre «Wunderkind» (phénomène), Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook. Avec 23 millions de recettes dès la première semaine d'exploitation, le film, sorti le 13 octobre en France, paraît bien parti pour les Oscars, à en croire la presse américaine.
Pourtant, son personnage principal, Zuckerberg, a tout de l'antihéros. C'est d'ailleurs la première fois que l'histoire d'un «geek» fait exploser les entrées. «Le film est brandi comme un étendard par les gens de la Silicon Valley», explique Benjamin Rozovas, journaliste cinéma à Technikart, Glamour et GQ. En 1999, TNT Original, une chaîne de Ted Turner, avait bien diffusé Pirates of Silicon Valley, qui retraçait de manière «réalistico-humoristique» la rivalité de jeunesse entre Steve Jobs (interprété par Noah Wyle) et Bill Gates (Anthony Michael Hall). Mais rien depuis, surtout pas au cinéma.
Dimension shakespearienne
Quelle ironie! C'est à Fincher et Sorkin, dont on a compris le dédain qu'ils portent à la Toile, que l'on doit la première biographie à succès d'un magnat du Net. À l'origine de leur projet, un livre, «The Accidental Billionaires» («Milliardaires par accident», traduit par La Revanche d'un solitaire dans l'édition française), dont l'auteur, Ben Mezrich, est diplômé de Harvard, comme Zuckerberg. Mezrich, qui pressent le potentiel cinématographique de cette histoire de rivalité, d'amour déçu et d'illusions enfuies, envoie un traitement de dix pages aux studios. Aaron Sorkin qui, mieux que personne, sait décrire les rapports florentins du monde moderne et ciseler des dialogues aussi brillants que cruels, s'empare du sujet. «Au fond, ce qui a intéressé Sorkin, puis Fincher, c'est plutôt la dimension shakespearienne de cette histoire d'amitiés trahies, estime Benjamin Rozovas. Le film est avant tout une étude du caractère de Mark Zuckerberg, ce type qui voulait tellement appartenir à un club qu'il a fini par en créer un qui accepte tout le monde, sauf lui… Le film n'a, in fine, quasiment rien à voir avec le phénomène Facebook.»
Aussi solaire que Zuckerberg est lunaire, aussi extraverti qu'il est autiste, un personnage moins connu du grand public mais tout autant romanesque a la part belle dans le film: Sean Parker, dandy cocaïnomane, cofondateur de Napster, qui conseille Zuckerberg et le fascine à la fois. Dans le film, il est incarné par le chanteur Justin Timberlake. «C'est probablement le personnage le plus éloigné de la réalité», estime Benjamin Rozovas. «Il fallait qu'il soit joué par une rock star pour montrer l'effet de sidération qu'il possède sur Zuckerberg.»
Ce dernier a un temps déclaré qu'il ne verrait jamais le film. La curiosité a fini par l'emporter, et le fondateur de Facebook par en rire: «La vérité est beaucoup plus ennuyeuse. Nous avons passé six ans sur nos ordinateurs à entrer des codes…», a-t-il lâché sur ABC. À quand un film sur Larry Page et Sergey Brin, les fondateurs de Google?