Votre campagne de publicité pour les 20 ans d'Arte joue sur le décalage entre les programmes de la chaîne et les mots du privé: télé-réalité, «blockbuster», etc. Vous voulez montrer que c'est Arte qui fait la différence avec l'offre commerciale?
Jérôme Clément. Il s'agit d'une lecture au second degré. Une façon de montrer que nous avons notre regard à nous sur chaque thème, et notre originalité. Avec une capacité à inventer des sujets de fond et un clin d'œil humoristique qui montre que nous ne nous prenons pas au sérieux.
Le virage éditorial et l'ambition culturelle de France Télévisions nuisent-ils à la singularité d'Arte?
J.C. Pas du tout. On a tort de juger Arte à l'aune de son audience. L'existence de cette chaîne et de ses programmes a tiré la télévision vers le haut. Son influence est considérable pour les autres. Et le virage éditorial de France Télévisions n'est pas sans lien avec l'existence d'Arte. Il m'est d'ailleurs arrivé d'entendre Nicolas Sarkozy dire que cette chaîne était la quintessence du service public et que cette direction n'était pas mauvaise. France Télévisions, à une certaine époque, était devenu un groupe qui avait pour seul objectif de faire concurrence à TF1. C'était l'obsession d'Hervé Bourges. Seulement, à force de vouloir rivaliser avec le privé, on finit par être comme lui.
Nicolas Sarkozy a donc raison quand il affirme que la télévision publique a trop copié les chaînes privées?
J. C. Oui, je partage cette analyse. Ensuite, France Télévisions a réagi. Mais Arte montrait, par la qualité de ses programmes, que la télévision pouvait avoir un autre visage. Nous avons été un peu l'aiguillon salutaire.
Recevez-vous la critique qui tend à dire qu'Arte n'est plus une chaîne d'innovation permanente? Qu'elle délègue cette fonction au Web?
J.C. Oui, mais il faut la situer dans un contexte global. L'arrivée des nouveaux médias fait que beaucoup de jeunes créateurs et de sociétés de production s'intéressent d'abord au Web. Si nous sommes créatifs sur Internet, ce n'est pas que nous sommes épuisés d'avoir fait tout ce que nous avons fait sur l'antenne, c'est qu'il y a toute une génération créative sur le Web. Aux Journées de la fiction TV de La Rochelle, on a vu que la fiction française avait perdu 20% sur un an. Les producteurs ont vieilli. Nous avons tous vieilli ensemble. Le renouvellement créatif n'est pas tout à fait à la hauteur quand on voit ce que fabriquent les autres pays européens. La crise est passée par là et il y a peut-être moins d'envie de s'aventurer. On ne peut pas dire que l'époque soit à la création culturelle, que le discours politique global soit très créatif.
C'est-à-dire?
J.C. Ça ronronne doucement, on n'entend parler que d'économies et de révision générale des politiques publiques. Tout cela n'aide pas. La profusion des chaînes ne joue pas en faveur de la créativité mais va plutôt dans le sens d'un affadissement généralisé. Ce n'est pas étonnant de retrouver les 20-30 ans sur le Net… et de s'y retrouver aussi. Nous avons peut-être besoin de nous secouer un peu plus. J'espère que mon départ sera l'occasion d'un coup de jeune.
Derrière la polémique sur La Cité du mâle, voyez-vous une critique contre une logique de case consentie à Daniel Leconte, contre les procédés qu'il utilise?
J.C. Non, Daniel Leconte est un très bon journaliste avec lequel nous avons beaucoup travaillé. Là, il a pris un sujet hypersensible en voulant faire une enquête sur la vision des femmes qu'ont certains jeunes des cités en retournant à Vitry-sur-Seine, où la jeune Sohane avait été brûlée vive. Le résultat est effrayant. Je reconnais que le sujet n'était pas facile. Fallait-il le faire comme cela? J'ai plutôt tendance à encourager l'audace, et qu'on aille au cœur des problèmes. Je pense d'ailleurs que c'est un virage que nous devons prendre: aller davantage dans la réalité sociale, dans le documentaire. Bien sûr, certaines critiques sont parfois justifiées. Je ne suis pas sans nuance sur ce travail, où il y a des raccourcis. Mais soit on prend tellement de précautions qu'on ne dit rien, soit on y va carrément et l'on dit des choses. On s'expose alors à ce qu'on nous dise que la réalité est plus complexe. La télévision sert aussi à mettre le doigt là où ça fait mal. Est-ce que tout le corps est une plaie aussi béante? C'est là qu'il faut faire attention.