Une livre sterling, soit 1,14 euro. C'est le prix payé par le milliardaire russe Alexander Lebedev pour acquérir The Independent, dernier-né (1986) des grands quotidiens nationaux du Royaume-Uni, qui a cumulé des pertes de 12,4 millions de livres en 2009. Une situation économique à l'image de la presse quotidienne britannique, qui traverse l'une des crises les plus profondes de son histoire, en raison notamment de la baisse importante des recettes publicitaires en 2009. Elle a bu la tasse cette année-là, avec la quasi-totalité des titres en chute libre, souvent à deux chiffres.
Guardian Media Group (GMG), qui édite le quotidien The Guardian, a connu de fortes difficultés, notamment sur le titre du dimanche, The Observer, qui a été sauvé de justesse. GMG a perdu 90 millions de livres en 2009. Effet de la crise, mais aussi tendance à long terme liée à l'essor de l'information en ligne, qui offre des opportunités que ne veulent pas rater les principaux acteurs de la presse quotidienne.
Le marché britannique est sans commune mesure avec le marché français: une dizaine de grands quotidiens de profil et de qualité très différents, dont les tirages varient de 180 000 exemplaires par jour (The Independent) à… près de 3 millions (The Sun). Sans oublier les gratuits (Metro, London Evening Standard, etc.).
Un tournant est en train de s'opérer, avec le passage au modèle payant des titres britanniques de News International, le groupe de Rupert Murdoch. Tout comme TheWall Street Journal aux États-Unis, les éditions électroniques du Times et du Sunday Times deviendront payantes à compter du mois de juin: 1 livre sterling pour un accès quotidien, le double pour une semaine.
The Times sera ainsi le premier site de quotidien britannique à devenir intégralement payant, renonçant à la logique publicitaire, qui rapporte beaucoup moins sur le Web que sur le papier. Cette décision, qui était dans l'air depuis un an, clarifie également la position de News Corp par rapport à Google News, dont les études prouvent qu'il offre essentiellement un «digest» de l'actualité sans pousser les lecteurs à cliquer sur les liens menant vers les sites des journaux. Près de la moitié de ceux qui consultent Google News se contentent en effet de lire les titres…
Round d'observation
Selon Grig Davidovitz, consultant sur le développement du journalisme, «rien ne dit que les utilisateurs sont prêts à payer pour des informations en ligne qu'ils ont pris l'habitude d'obtenir gratuitement.» Et d'ajouter: «Cette stratégie va réduire la visibilité de ces journaux sur Internet, à la fois sur les moteurs de recherche et sur les réseaux sociaux, sans oublier une baisse des revenus publicitaires.»
Une étude du cabinet Pew indique que 71% des internautes obtiennent leurs informations en ligne et que seulement un tiers d'entre deux consultent un seul et même site. Statistique qui ne va pas dans le sens de la stratégie payante de Murdoch: 82% des lecteurs de journaux en ligne indiquent qu'ils iront trouver leurs informations ailleurs si leur site cesse d'être gratuit. Le rapport de Pew conclut que «si l'industrie de la presse emprunte la voie payante, elle devra mettre fin à une réticence de longue date, y compris parmi ses visiteurs les plus habituels.» News International va essuyer les plâtres, les autres titres de quotidiens présents sur le Web se contentant dans un premier temps d'observer la réaction de ses visiteurs, tout en continuant de développer des produits payants auxiliaires.
Les applications payantes pour Iphone sont la grande priorité du moment, comme l'indique le gel du lancement des offres de la BBC demandé par la Newspaper Publishers Association. Deuxième site d'info anglophone du monde derrière The New York Times, le portail du Guardian, avec 31 millions de visiteurs mensuels, est le premier à avoir tenté une application Iphone payante, en décembre dernier, pour un peu plus de 2 livres sterling. Le succès est au rendez-vous, avec plus de 100 000 souscripteurs en dix semaines… et en attendant l'Ipad, qui offrira beaucoup plus de possibilités.
Malgré dix à quinze ans d'existence, les principaux sites d'information ont encore beaucoup à faire pour développer des produits nouveaux et sortir de la logique de profits binaires reposant sur la diffusion et la publicité. Annonces en ligne, «e-ticketing», réservation de voitures ou d'hôtels, jeux: les possibilités sont variées et ne remettent pas en cause l'indépendance des titres. Le meilleur compromis a été trouvé par le FT.com, le site du Financial Times, fort déjà de quinze ans d'existence. L'édition papier a connu une baisse de diffusion moindre en 2009 que The Times ou TheGuardian (–6,4% en mars sur un an, contre plus du double) et est parvenue à dégager un profit de 39 millions de livres sterling. Son profil est certes différent de celui des autres quotidiens britanniques, puisque 70% de ses journaux sont vendus en Asie et aux États-Unis. Son site Internet est parfaitement complémentaire avec l'édition papier. L'un de ses porte-parole affiche un optimisme rare: «Au vu des revenus que nous générons actuellement avec nos contenus, il n'y a aucune raison de penser que le FT connaîtra de nouveau des pertes.»
Marge de progression
Le Financial Times s'est offert le luxe de doubler le prix de son édition quotidienne au cours des trois dernières années, passant de 1 à 2 livres sterling en quatre étapes. Il est actuellement au moins deux fois plus cher que la plupart des autres quotidiens. Le prix de l'abonnement de base à son édition en ligne a quasiment triplé dans la même période, passant de 65 à 170 livres sterling par an. Un visiteur non abonné peut, en s'enregistrant, consulter dix articles par période de trente jours. Le FT.com se situe ainsi dans un juste milieu entre le gratuit (permettant de mettre en valeur ses articles) et le tout-payant (permettant de dégager des revenus non négligeables). Avec un volume de visiteurs uniques trois fois inférieur à celui du Guardian, le FT.com dégage 30 millions de livres de revenus publicitaires. Son site Internet contribue à environ 20% du chiffre d'affaires total du Financial Times (groupe Pearson, qui possède également 50% de The Economist). Et en apportera un tiers d'ici à deux ans.
La stratégie du Financial Times est ainsi plus rémunératrice que celles du Times ou du Guardian qui, il est vrai, ne distillent pas le même volume d'informations financières: malgré un nombre de visiteurs uniques respectivement deux et trois fois supérieur, les sites du Times et du Guardian génèrent un chiffre d'affaires inférieur. L'adoption du micropaiement, via Paypal, devrait permettre de dynamiser encore les ventes en ligne du FT.com, qui offre déjà quatre niveaux de souscription différents. Avec 121 000 abonnés pour 1,9 million d'utilisateurs inscrits, sa marge de progression reste importante.
Mais la sensation du moment dans l'information en ligne vient du site du Daily Mail, mailonline.co.uk, site le plus visité du Royaume-Uni avec une hausse de 65% sur un an. Unité de couleur des titres (bleu ciel), accès aisé aux commentaires, le Mail Online offre un fleuve d'articles en page d'accueil (entre 150 et 200 titres), chacun illustré d'une petite photo. Il constitue la référence gratuite du moment.
Le classement des sites d'information britanniques
Site | Visiteurs uniques par jour |
Mail Online (
Daily Mail
) |
2 265 623 |
The Guardian | 1 869 448 |
The Telegraph | 1 548 059 |
The Sun | 1 388 831 |
The Times | 1 215 446 |
Daily Mirror | 469 442 |
The Independent | 465 346 |
Financial Times | 373 300 |
Source : Audit Bureau of Circulations, février 2010.