Ingénieur agronome, chantre de l’agroécologie, Marc Dufumier vient de publier Pour une conscience terriste (avec Laurent Gervereau, aux éditions Utopia). Entretien avec Audrey Pulvar, directrice scientifique de Green Management School (Groupe MediaSchool, propriétaire de Stratégies).
Ne vous fiez pas qu’à son chaleureux sourire et à ses yeux pétillants de bienveillance : Marc Dufumier n’aime rien tant que la confrontation avec un modèle qu’il connaît par cœur et qu’il combat depuis de décennies ; celui de l’agriculture industrielle mondialisée. Cet éminent ingénieur agronome, ancien titulaire de la Chaire d’Agriculture comparée et de Développement Agricole d’AgroParisTech, mondialement reconnu pour son expertise scientifique et sa connaissance des systèmes agraires, en démontre sans relâche les déséquilibres et les impacts négatifs. Lui, promeut depuis toujours l’agroécologie. Un modèle d’agriculture résilient, rémunérateur, juste et… possible !
Commençons par la guerre en Ukraine et ce qu’elle révèle de notre dépendance aux agricultures russe et ukrainienne. En mettant à part, bien sûr, la tragédie que représente ce conflit, les millions de déplacés et de réfugiés, les victimes, par milliers… Les Français découvrent que bien qu’étant nous-mêmes une grande puissance agricole, nous subissons un impact direct de cette crise. Vous, Marc Dufumier, vous n’êtes pas surpris ?
Non, bien sûr. Cette guerre contre l’Ukraine, menée par la Russie, a déjà et aura un impact considérable sur l’agriculture de l’ouest de l’Europe et sur celle de plusieurs pays du Sud. La dépendance de notre agriculture à l’égard de l’Ukraine et de la Russie, ce n’est évidemment pas une dépendance à l’égard du blé - une production pour laquelle nous sommes très largement excédentaires et que nous exportons, vers l’Egypte, l’Algérie et d’autres pays du Sud. D’ailleurs, pour exporter cet excédent de blé, de céréales en général, nous sommes contraints à accepter de vils prix, car les égyptiens et les algériens nous mettent en concurrence avec… les blés ukrainien et russe, bien plus compétitifs.
Les rendements des exploitations agricoles ukrainiennes et russes sont certes beaucoup plus faibles que les nôtres, mais la taille moyenne de leurs fermes est de plusieurs milliers d’hectares ! Elles amortissent leurs investissements en matériel sur de très grandes surfaces, très peu diversifiées.
En France, une exploitation est considérée comme « grande » à partir de 200 hectares et seuls 25% des exploitations agricoles céréalières sont de grandes fermes…
Oui. Notre agriculture ultra-productiviste est très gourmande en engrais azotés de synthèse, pour la fabrication de protéines, dont celles du blé. Et nous avons d’excellents rendements, mais des rendements très coûteux, notamment en raison de l’usage massif de ces engrais. Or, très gros émetteurs de gaz à effet de serre, ils sont élaborés avec… du gaz naturel russe. Là se situe notre dépendance. C’est ce que nous rappellent ce conflit et ses conséquences directes sur les prix de nos denrées alimentaires, donc sur le pouvoir d’achat des Français. Il met aussi en lumière l’aberration de notre dépendance aux importations de graines et de tourteaux de soja, pour nourrir nos animaux d’élevage, depuis l’Amérique Latine.
Quel rapport ?
Je comprends que cela vous semble loin de l’Ukraine. Voici le mécanisme : nous importons, en France, les deux tiers des protéines nécessaires à l’alimentation de nos animaux d’élevage. Les deux tiers ! Or, nous pourrions produire ces protéines en France, avec des cultures de légumineuses - luzernes, trèfles, sainfoin, vesses, féveroles, lupins, pois fourragers…-, pour nourrir nos animaux d’élevage et nourrir les humains. Car nous sommes également déficitaires en protéines végétales destinées à l’alimentation humaine. Alors que nous avons toutes les conditions, les surfaces agricoles et les savoir-faire pour cultiver des lentilles, pois-chiches, haricots…
Si nous produisions moins de blé, d’orge et autres céréales bas de gamme - que nous exportons vers des pays du Sud - concurrençant de façon déloyale leur propre agriculture, moins moto-mécanisée et moins subventionnée que la nôtre -, nous pourrions utiliser de la surface agricole pour cultiver de quoi nous nourrir de façon plus diversifiée et nourrir nos animaux. Nous rétablirions une relation commerciale plus équilibrée avec les agricultures céréalires des pays du Sud. Nous retrouverions notre souveraineté protéïnique. Nous importerions moins d’engrais azotés de synthèse fabriqués au gaz naturel. De plus en réduisant drastiquement leur usage, nous réduirions également une part de notre contribution au dérèglement climatique.
Pourtant, le discours ambiant c’est « Il nous faut produire, produire, produire ! ». Pour compenser la baisse des exportations ukrainiennes. Certains en profitent pour remettre en cause nos objectifs de développement d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement, moins consommatrice d’intrants chimiques, au motif qu’il faut augmenter encore les rendements et donc privilégier l’agro-chimie… Sinon, nous disent-ils, nous affamerions le monde !
Soyez précise, Audrey. C’est le discours dominant porté par le syndicat majoritaire, la FNSEA, lequel, en réalité, défend les intérêts d’un tout petit nombre de personnes. Ce syndicat martèle qu’il faudrait produire toujours plus de ce que nous produisons déjà… et que nous produisons déjà en excédents …
Des excédents que l’on détruit, que l’on exporte ?
Nous sommes excédentaires notamment en production de céréales, de poulets bas de gamme de moins de quarante jours, de poudre de lait… que nous exportons, comme je le disais, à vil prix, alors que nous ne sommes pas du tout compétitifs sur ces secteurs et que nous faisons le plus grand tort aux pays du sud avec ces exportations : nos poulets bas de gamme exportés ruinent les efforts de paysans autochtones tentant de vivre d’élevages traditionnels, notre poudre de lait ruine des éleveurs Peuls dans les pays du Sahel. Dire « il nous faut produire, produire, produire », c’est perpétuer un système déjà bancal dans lequel s’est engouffrée l’agro-industrie subventionnée depuis des décennies, dont elle ne parvient plus à s’affranchir - car il faut rentabiliser les forts investissements déjà réalisés dans ces filières bas de gamme. Tout le monde a entendu parler du surendettement des agriculteurs et des tragédies auxquelles il conduit. Prenons l’exemple des robots de trait : un producteur laitier conventionnel français, auquel vous expliquez qu’il serait bon de produire moins de poudre de lait, mais plutôt des fromages de haute qualité, ou du lait labellisé bio, vous répondra qu’il ne peut pas se permettre de diversifier son système de production alors qu’il n’a pas encore amorti ses investissements. Un gros producteur de céréales, si je lui dis qu’il faudrait remettre de l’élevage sur son exploitation, re-produire du fumier, donc des fertilisants naturels, remettre des légumineuses… va me répondre qu’il doit amortir au plus vite ses moissonneuses-batteuses. Alors que précisément, ces filières bas de gamme sont celles qui rémunèrent le moins nos agricultrices et agriculteurs.
Mais cela, j’imagine que les agriculteurs en sont bien conscients. Pourquoi alors continuent-ils sur la même route ?
Parce que le syndicat majoritaire a tout intérêt au statu quo. Ce syndicat ne représente pas les intérêts de ses adhérents en général mais ceux de quelques-uns en particulier. Un tout petit nombre de personnes qui préside ce syndicat, que j’appelle leur « avant-garde » et qui parvient à tirer parti du système, en s’agrandissant sans cesse. Plus ils s’agrandissent, plus ils captent de subventions à l’hectare de la Politique Agricole Commune, profitant de cette politique agricole erronée. Cette avant-garde qui pilote le syndicat trahit sa base. Je pèse mes mots. Et la base continue d’adhérer et d’obéir parce que pour avoir elle-même accès à des subventions, il lui faut l’aide des services des chambres d’agricultures… lesquelles sont dominées par ce même syndicat majoritaire.
Un autre modèle est pourtant possible ...?
Le discours dominant de ce syndicat et de certaines « coopératives » - et je mets des guillemets au mot coopérative -, selon lequel il faudrait toujours produire au moindre coût, pour conquérir des parts de marché du marché mondial, toujours fabriquer plus massivement des produits standards… c’est suicidaire ! Prenons l’exemple de notre betterave sucrière, pour laquelle le gouvernement a ré-autorisé l’usage de néonicotinoïdes en enrobage de semences, qui font le plus grand tort aux abeilles, donc mettent en péril la biodiversité. Comment peut-on imaginer demeurer compétitifs, avec la production conventionnelle et subventionnée de betteraves sucrières dans nos exploitations de seulement 400 ou 500 hectares ? Je sais ce que vous allez me dire… Une exploitation de 500 hectares c’est une très grande surface ! Oui, en France. Mais concurrencée par la production d’une exploitation brésilienne de canne à sucre de… 40 000 hectares ! De plus dans l’Etat de São Paolo, dont la pluviométrie et l’ensoleillement sont idéaux pour la production sucrière…
La fin des quotas sucriers rend impossible toute tentative de maintien de notre compétitivité, à moins de cultiver une betterave bio, dans d’autres conditions que la betterave conventionnelle, avec une agriculture rendant des services ecosystémiques à la Nature. Le problème de notre betterave ce n’est pas la jaunisse qui la détruisait, de façon conjoncturelle, il y a deux ans ; les premières centrales sucrières, dans l’Eure, ont fermé, alors que les néonicotinoïdes étaient encore autorisés. Une molécule ne sauve pas une industrie, c’est le système, qu’il faut changer. En agroécologie, une culture de la betterave sucrière en rotation longue avec d’autres cultures et un système d’assolement diversifié, associée à l’épandage de fumiers ce sont des exploitations plus résistantes aux ravageurs, un système plus résilient et rémunérateur pour l’agriculteur, plus respectueux de l’environnement et créant de l’emploi non-délocalisable… Par ailleurs, nous devrions rémunérer les services environnementaux rendus à la société par ce type d’agriculture.
Est-il juste d’affirmer que nous avons les moyens, et alors que 800 à 900 millions de personnes dans le monde ne mangent pas à leur faim, de nourrir correctement la population mondiale, en agroécologie, en agriculture bio, y compris quand nous serons 10 milliards d’êtres humains sur terre ?
La réponse est catégorique : c’est oui. Si des gens ont faim et souffrent de malnutrition, aujourd’hui dans le monde, cela n’a rien à voir avec une insuffisance de nourriture sur le marché mondial. La nourriture est pléthorique dans le monde ! Pour nourrir correctement la population mondiale il faut produire 200 kg d’équivalent céréales par habitant et par an. Or la production mondiale aujourd’hui est de 330… Que l’on ne s’y trompe pas : c’est la pauvreté, ce sont les inégalités de pouvoir d’achat qui provoquent les situation de faim et de malnutrition. C’est vrai pour ceux qui font appel aux Restaurants du cœur en France, c’est vrai pour ceux qui vivent dans les bidonvilles au Brésil. Toute la nourriture que nous, gens riches et pays riches, jetons, gaspillons, échappe à des personnes en situation de pauvreté. Nos cochons nourris avec du soja, notre éthanol fabriqué avec du maïs, notre agro-diesel, fabriqué avec de l’huile de colza : ce sont autant de denrées agricoles échappant aux 800 à 900 millions de personnes qui ne mangent pas à leur faim. Cette situation est parfaitement réversible. Ce à quoi nous devons nous atteler aussi bien en Algérie, qu’au Brésil, en France ou au Sénégal, c’est à diminuer ces écarts de revenus. Considérables.
Il est donc possible de nourrir l’ensemble de la population mondiale, avec une agriculture de qualité et une rémunération juste pour celles et ceux qui la produisent ?
C’est possible aujourd’hui et ce sera possible demain, si nous changeons de modèle et de système… si nous passons d’une agriculture industrielle tournée vers la recherche d’un profit maximum et rapide à une agriculture paysanne véritablement nourricière et résiliente. Par exemple un pays méditerranéen comme l’Algérie pourrait dès aujourd’hui produire bien plus mais 30% à 40% de ses terres sont encore maintenues en jachère une année sur deux - c’est énorme ! -, sans couvert végétal, dons sans captation de CO2, ni photosynthèse. Des terres laissée en jachère, c’est de l’énergie solaire gaspillée. De l’énergie solaire que, délibérément, on ne transforme pas en énergie alimentaire. N’oublions pas qu’en Europe c’est le jour où l’on a mis en place des rotations de cultures avec des légumineuses sur les terres en jachère que l’on a mis fin aux famines. Evidemment il y a des situations très complexes, notamment dans les zones arides, dans les pays très largement déficitaires en eau, comme en Afrique sahélo-soudanienne. Mais des solutions existent, par exemple avec l’Acacia Albida et une bonne gestion de ce couvert arboré. Ou la gestion équilibrée des relations entre éleveurs nomades et agriculteurs sédentarisés. Les uns prodiguant des services aux autres, à l’opposé de la logique de conflits actuelle.
En Égypte, pays aride, on importe du blé, mais on exporte du coton. Là, il y a un choix politique : que préfère-t-on, une culture nourricière ou une culture de rente ? La priorité devrait être donnée aux calories alimentaires, aux protéines alimentaires, plutôt qu’aux agro-carburants et autres cultures de rentes. Il nous faut en finir avec les déséquilibres et les injustices provoquées par le fait que les agricultures industrielles et ultra-subventionnées - le soja brésilien, nos excédents de blé, ou le blé ukrainien - ruinent les producteurs locaux de mil et de sorgho. On mange du riz ou du pain élaboré à partir de bléau Sénégal… c’est une aberration. Dans d’autres pays d’Afrique, on ne cultive plus de manioc, parce qu’il n’est pas compétitif par rapport à du riz importé… Or les petites paysanneries de ces pays pourraient vivre et prospérer dignement, produire de quoi nourrir leurs villes.
Il y a deux cents fois plus de travail agricole dans un sac de riz produit par une femme malgache qui repique le riz à la main et le récolte à la faucille, que dans un sac de riz cultivé mécaniquement dans l’Arkansas, avec un semoir rotatif et récolté à la moissonneuse-batteuse. Les deux sont pourtant vendus au même prix sur le marché mondial… Cette femme est donc contrainte d’accepter une rémunération 200 fois inférieur à celle de son concurrent !
Tant que la mondialisation du système agricole perdurera, avec la mise en concurrence directe de modèles aussi différents, plusieurs centaines de millions d’enfants dans le monde continueront d’avoir faim. Alors que nous avons les moyens de les nourrir.