Alors que bon nombre des indicateurs habituels laissaient imaginer un avis de grand froid sur les initiatives et postures responsables, la RSE, sans être complètement épargnée, affiche une bonne tenue, tant au sein des structures que dans leurs relations avec l’extérieur. Le concept semble en voie d’assimilation.
C’est une formule qu’on entend régulièrement, mais qui revient un peu plus souvent ces derniers temps : « À la fin, c’est le consommateur qui décide. » Il se trouve que, depuis quelques mois, le comportement de celui-ci a évolué, principalement sous l’effet de l’inflation et de l’éco-anxiété. En 2023, la deuxième vague de l’Observatoire de la consommation responsable de l’ObSoCo et Citeo soulignait que les Français consommaient de façon plus responsable et surtout moins (62 %), adoptant une sobriété, subie ou choisie, principalement attribuée (à 56 %) à la prise de conscience de la gravité de la situation climatique.
En décembre, une autre étude, réalisée par GroupM France, notait que 77 % des Français envisageaient de compenser l’inflation en limitant leurs dépenses en général, avec une intention de réduire les quantités (45 % en moyenne) plutôt que de dégrader la qualité des produits qu’ils consomment (34 % en moyenne). Une tendance encore confirmée en février 2024 par une enquête flash CSA, réalisée pour le compte d’Oney, spécialiste du financement de la consommation, révélant que 70 % des Français envisagent de continuer à restreindre leurs dépenses cette année, et notamment les achats plaisir. En clair, ils adoptent un mode de consommation de plus en plus responsable en actionnant plusieurs leviers, en évitant le gaspillage, en triant, recyclant, réparant… Et aussi en dé-consommant, n’en déplaise au ministre de l’Économie, Bruno Le Maire.
Un discours prix qui fait débat
C’est une bonne nouvelle pour la planète mais pas pour la majeure partie des marques de grande consommation et les grandes et moyennes surfaces, dont les modèles reposent encore sur une consommation massive. Condamnées à vendre toujours plus pour maintenir leurs marges, celles-ci ont logiquement réorienté leurs communications en conséquence. « Le nombre de publicités liées à l’inflation et au discours prix a augmenté de 53 % et représente aujourd’hui 34 % des communications, ce qui, en soi, n’est pas toujours incompatible avec une posture et un discours RSE », précise Jean-Paul Mullie, directeur de Havas City.
Poussé par les annonceurs, le discours prix fait débat. S’il peut servir une cause responsable, comme l’avait fait Carrefour dans une campagne sur la viande de bœuf à prix cassé pour aider les éleveurs à écouler leurs stocks pendant le covid, il entretient une logique du toujours moins destructrice de valeur. « En tant qu’agence, nous essayons d’inciter nos clients à privilégier une communication centrée sur la préférence de marque, mais on ne peut pas éviter les temps forts commerciaux de leur calendrier », reconnaît Xavier Mendolia, directeur général de DDB France en charge de la RSE.
Un marché rassurant
Malgré le retour à l’attentisme, la crispation des budgets et le remaniement des plans médias de rigueur en situation de crise, le marché se veut rassurant. « Nos clients vont plutôt bien, observe Luc Wise, CEO de The Good Company. Même s’ils sont affectés par la situation, leur modèle long-termiste d’entreprise engagée (mutuelle, coopérative, tech for good…) les incite à rester investis et à maintenir leurs ambitions. Les impacts, lorsqu’ils existent, sont beaucoup moins brutaux. »
Le constat est aussi partagé par les agences généralistes, dont les clients n’ont pas forcément tous le même niveau d’engagement. Si les crises et les comportements de consommation qu’elles génèrent ont forcément un impact sur l’activité des communicants, Xavier Mendolia confirme qu’elles restent sans effet sur les engagements pris en interne : « La dynamique RSE existe et résiste bien. Nous avons mis en place une gouvernance et nous sommes engagés dans une logique de labellisation, notamment pour nous fixer un cadre. Nous avons obtenu le label RSE Agences actives, nous sommes EcoVadis or et respectons le Contrat climat. Nous nous sommes fixé une trajectoire sur laquelle nous pouvons accélérer ou ralentir selon le contexte, mais nous n’en changerons pas. »
L’écho est le même du côté des régies et des médias, où peu de changements de comportement sont observés au-delà des arbitrages budgétaires de rigueur en situation de crise. « Globalement, on ne ressent pas grand-chose, reconnaît Julien David, responsable marketing insight et développement RSE chez Prisma Media. Nous enchaînons les années atypiques où les crises – inflation, guerres en Ukraine et au Proche-Orient, climat… – se succèdent et se superposent. Elles nous mettent en situation de permacrise, qui rend difficile de savoir précisément qui impacte quoi. Mais il est clair que les consommateurs, conscients des enjeux climatiques, expriment toujours de fortes attentes en matière d’engagements environnementaux et sociétaux. Les annonceurs et les agences l’ont bien compris et l’ont intégré dans les stratégies de marque. » En interne, le groupe maintient également ses objectifs RSE et mise sur la transformation opérée sur le magazine Geo, devenu marque à impact, pour inspirer et catalyser celle des autres marques du portefeuille. « Même sur le print, nous poursuivons notre ambition de rapatrier ici l’intégralité de l’impression de nos magazines, dont 60 % sont déjà imprimés en France », ajoute Julien David.
Pas ou peu de bouleversements sur l’organisation interne des acteurs et sur leurs relations business, donc, et surtout pas de remise en question des initiatives RSE. Serions-nous arrivés à un premier seuil de maturité ? « Nous allons arriver à un niveau qui fait que la communication responsable et d’engagement ne sera plus une thématique mais une composante de la communication, analyse Gildas Bonnel, président de l’agence Sidièse et de la délégation RSE de l’AACC. Nous y arriverons aussi parce que les directions marketing et communication ont bien saisi qu’il y a derrière un gros enjeu réputationnel. Mais nous n’y sommes pas encore. »
Reporting annuel
Le dernier facteur expliquant la bonne tenue de la RSE face aux crises est d’ordre réglementaire et tient en quatre lettres : CSRD, pour Corporate sustainability reporting directive. Entrée en vigueur le 1er janvier 2024, cette directive européenne impose aux entreprises un reporting annuel encadré sur leurs engagements RSE, à l’image des rapports financiers. « La raison d’être des entreprises n’est plus seulement, comme le disait Milton Friedman, de faire du business, rappelle Luc Wise. Ne pouvant plus nier leurs impacts sociaux et environnementaux, elles doivent désormais contribuer positivement à leur écosystème et ont une obligation de communiquer sur leurs engagements depuis l’entrée en vigueur de la CSRD. » Au-delà de l’obligation réglementaire, la directive pourrait également constituer une source de business pour les agences, comme le rappelle Gildas Bonnel : « Le reporting imposé par la CSRD nécessite un accompagnement et du conseil sur le fil narratif des sujets abordés. Charge aux agences de s’engager sur cette voie et de ne pas laisser aux seules directions financières et RSE la charge de cette mission. »
De toute évidence, l’image portée par la RSE n’est plus perçue comme une contrainte mais bien comme un investissement dont la suppression est vue comme un facteur de risque. « Dès qu’on met le doigt dedans, on ne peut plus faire demi-tour, confirme Bruno Ricard, directeur marketing, communication et études de la régie 366, qui vient d’obtenir une deuxième étoile au label Positive Company. Chaque année, nous progressons et implémentons (bilan carbone, comité RSE, charte d’achats responsables…). » Les engagements sont forts, les investissements conséquents, les collaborateurs impliqués. « En matière de RSE, nous sommes passés à une logique de création de valeur et non plus de dépense. On ressent une vraie fierté en interne, souligne Xavier Mendolia, chez DDB. C’est un facteur d’attractivité, tant pour recruter des collaborateurs qu’auprès de clients et de prospects. » Un changement de perception, signe d’une réelle assimilation par les acteurs du marché, qui peut annoncer l’approche d’un point de bascule : celui où la RSE ne sera définitivement plus un thème de communication, un département dans l’entreprise ou une catégorie dans les prix de la profession, mais la manière d’être, de penser et d’agir des entreprises.
Les dévendeurs de l’Ademe font le job
Novembre dernier. À quelques jours du Black Friday, l’Ademe et son agence Havas Paris lançaient la campagne « Le Dévendeur », qui mettait en scène à travers quatre spots un client face à un vendeur lui conseillant de ne pas acheter le produit convoité. En provoquant une levée de boucliers des instances représentatives du commerce et des industries du textile et de l’habillement, elle a mis en exergue les limites d’une industrie dont le modèle économique n’a pas encore pu ou voulu évoluer. Rapportée à la mollesse des réactions, notamment de Bruno Le Maire, et au très bon accueil de la campagne par les consommateurs, dont 79 % déclarent qu’elle incite à adopter des comportements responsables et dont 61 % affirment qu’elle les a eux-mêmes incités à changer de comportement (selon le Havas Impact Score), on peut en déduire qu’elle a fait le job. Charge aux industriels, commerçants et politiques d’accepter de suivre le sens de l’Histoire.