Au lendemain d’une décision du Conseil d’Etat importante qui condamne à nouveau l’inaction climatique de l’Etat, Corinne Lepage, ex-ministre de l’Environnement, femme politique, avocate, nous explique quelle arme représente le droit dans ce combat. Entretien avec Audrey Pulvar, fondatrice de la Green Management School.
Depuis l’Amoco Cadiz en 1978, Corinne Lepage s’est spécialisée dans les dossiers liés aux atteintes de nos écosystèmes par les entreprises et les Etats. Elle s’est illustrée lors de nombreux procès, menés au nom de collectivités et d’associations. Début mai, elle obtenait du Conseil d’État une nouvelle décision mettant l’État français sous pression, dans l’action intentée contre lui depuis 2019 par la ville de Grande-Synthe, qu’elle représente. Grande-Synthe estime être mise en péril par l’inaction climatique de l’État : le Conseil d’État, considérant que la France n’en fait pas assez - notamment pour éviter les menaces de submersion marine et d’inondations, aggravées par le réchauffement climatique, qui pèsent sur l’avenir de Grande-Synthe -, fixe des échéances au gouvernement pour démontrer la cohérence entre ses politiques et les objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre de la France. D’abord le 31 décembre de cette année, puis celle du 30 juin 2024.
D’abord, de quoi parle-t-on ? Le sujet porte sur les efforts faits par la France pour baisser ses émissions de gaz à effet de serre et le gouvernement s’appuie sur ses bons résultats en la matière… surtout ces cinq dernières années. Mais c’est faire l’impasse sur nos émissions de gaz à effet de serre importées, en particulier celles que nous avons délocalisées en Chine. Les prendre en compte dans le calcul de nos émissions annuelles est beaucoup moins favorable et à la France et à l’Union Européenne que les calculs communément retenus.
Corinne Lepage. En effet, on n’est pas en valeur absolue, on est en valeur relative… On se réfère au chiffre de 1990, que l’on comparera avec celui de 2030. Entre les deux il faudra que l’on ait baissé de 40% de nos émissions de gaz à effet de serre…
Justement, le calcul peut être faussé, à l’avantage de la France, dans la mesure où entre 1990 et aujourd’hui, nous avons délocalisé une grande partie de notre industrie mais poursuivi une consommation par habitant très forte. En réalité, nous avons exporté nos émissions de gaz à effet de serre vers les pays producteurs et les ré-importons avec la consommation. Or ces émissions importées, elles, ne sont pas prises en compte.
Il est vrai que ces émissions importées ne sont pas prises en compte. D’ailleurs, la fiabilité des chiffres a donné lieu à un débat devant le Conseil d’État, sur la comptabilité carbone. Dans un des considérants de sa décision, il réclame une mesure plus fiable.
Revenons sur la dernière décision du Conseil d’État elle-même, est-ce une victoire, selon vous ?
Ce n’est pas une victoire totale, mais c’est quand même une belle victoire. Elle aurait été totale si une astreinte de 50 millions d’euros avait été prononcée, comme nous le demandions. Nonobstant, cette décision est très importante, à deux titres. D’abord elle valide la thèse que nous défendions, à savoir que l’arrêt de 2021 n’a pas été appliqué (NDLR : le 1er juillet 2021, le Conseil d’État avait déjà donné 9 mois au gouvernement, jusqu’au 31 mars 2022, pour renforcer ses mesures climatiques et prendre la trajectoire d’une baisse de 40% de nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, par rapport à 1990). Contrairement à ce que prétend le gouvernement, aucune mesure suffisante n’a été prise depuis cet arrêt. Ce que dit le Conseil d’Etat aujourd’hui c’est « vous prétendez avoir baissé les émissions de 2% depuis juillet 2021 alors qu’il faudrait les avoir baissées de 4%. De plus cette baisse est essentiellement due à la conjoncture ». La douceur du climat puis la guerre en Ukraine ont provoqué une forte baisse de la consommation d’énergie. La crise russo-ukrainienne en particulier a conduit le gouvernement à prendre des mesures ponctuelles, mais ses politiques structurelles demeurent largement insuffisantes. La deuxième raison qui rend cette décision particulièrement importante, c’est qu’elle fixe un agenda au gouvernement. Deux échéances, la première à un peu plus de 6 mois, la seconde à environ un an, pour se mettre en conformité. Au regard du temps politique et du temps nécessaire pour élaborer des lois et leur accoler des moyens, c’est peu. L’arrêt du Conseil d’État est très motivé, il fixe des objectifs très clairs. Il met le gouvernement sous forte pression. Et ça, c’est une vraie victoire.
Mais sans astreinte…
En effet, l’astreinte n’a pas été décidée. Ce n’est peut-être que pour un temps. Il faut se pencher sur les raisons avancées par le rapporteur public, pour expliquer ce non-recours à l’astreinte. Il en a donné deux : d’abord, et en cela je suis d’accord, l’objectif n’est pas de punir l’État mais de le contraindre à agir. Punir l’État, ce n’est pas le sujet. Le sujet c’est comment lui faire prendre les mesures dont on a besoin. À ce sujet, le retentissement médiatique d’une telle décision est un puissant levier. L’État va avoir des comptes à rendre devant l’opinion publique. Second point : le rapporteur s’appuie sur les précédents. Notamment sur l’action portée par Les Amis de la Terre concernant la pollution de l'air en 2007 (NDLR : en 2007, les Amis de la Terre intentaient une action en justice contre l’État, en raison de son inaction pour réduire la pollution de l’air. 10 ans après, une première décision du Conseil d’État condamnait la France à agir, puis en juillet 2020 une seconde décision condamnait l’État à une astreinte de 10 millions d’euros par semestre, menace mise à exécution en août 2021). L’astreinte n’avait pas été prononcée au premier coup de semonce. Là aussi, le Conseil d’État avait donné au gouvernement le temps d’agir. Dans notre affaire, la menace d’astreinte est présente et le rapporteur sous-entend qu’elle sera appliquée si l’État ne bouge pas…
Le Conseil d’État va donc condamner l’État à verser de l’argent à l’État ?
Ah non. L’argent des astreintes sort bien des caisses de l’État mais ne retourne pas dans les caisses de l’État. C’est de l’argent que l’État est condamné à verser à des associations et des organes publics dont les actions se rapportent à la lutte contre le réchauffement climatique. Donc ce n’est pas neutre. En l’occurrence les 50 millions d’euros d’astreinte que nous réclamons iraient à des agences comme l’Ademe, à l’agence pour la rénovation de l’habitat, à des organismes de recherche…
A l’échéance fixée, si le gouvernement n’a pas fait le nécessaire, que se passera-t-il ?
Nous serions donc dans la situation où l’État ne répond pas à deux injonctions du Conseil d’État : la décision de juillet 2021, qui fixait une échéance en 2022 n’a pas été suivie d’effets concrets… et celle de mai 2023 qui fixe une première échéance en décembre 2023 et une seconde en juin 2024 ne serait pas respectée non plus ? Voyons déjà ce qui aura été fait d’ici décembre prochain. Quant à nous, nous poursuivrons notre action en justice et restons mobilisés. Mais je voudrais ici préciser un point très important. Comme vous le savez entre le début de notre action, en 2019 et aujourd’hui, les objectifs de la France ont changé. Sa stratégie nationale bas carbone (SNBC) doit - dans la continuité de la décision européenne, en 2020, de réduire les émissions de l’UE de 55%, au lieu de 40%, d’ici 2030 par rapport à 1990 -, fixer des objectifs encore plus ambitieux de réduction de nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. La décision du Conseil d’État d’aujourd’hui est fondée sur la SNBC qui fixait à - 40% l’objectif de réduction. Mais si la France veut se mettre en conformité avec les engagements qu’elle a pris entre-temps - en réalité, elle n’a pas d’autre choix- , vis à vis de l’Europe, il lui faudra atteindre les - 47% ! On peut donc imaginer qu’à l’échéance de juin 2024 fixée, dans notre affaire, par le Conseil d’Etat, l’objectif de la SNBC aura lui aussi évolué car l’Europe est extrêmement attentive aux efforts des États pour remplir leurs obligations en tant que membres de l’UE. Nous avons déjà été condamnés à verser 500 millions d’euros, au niveau européen, pour ne pas avoir atteint nos objectifs de part des énergies renouvelables dans notre mix énergétique. Si la France n’est pas plus dans les clous, l’an prochain, concernant sa trajectoire de baisse des émissions de gaz à effet de serre, nous serons également sanctionnés. Les amendes, au niveau communautaire, sont prélevées à la source des sommes communautaires allouées à la France. Un langage que Bercy comprend très bien !
Diriez-vous aujourd’hui que le Droit est un moyen efficace de contraindre les états à agir pour réduire notre impact sur l’environnement ?
Pas autant qu’on voudrait, certes, mais oui évidemment, le Droit est un moyen de contraindre les États. Vous imaginez, si la Justice et le Droit n’étaient pas là, ce qu’il se passerait ? Les citoyens n’auraient vraiment aucun moyen, aucun recours possible. Ce qui est très intéressant dans le phénomène de justice climatique, qui est un phénomène planétaire, c’est que tout ce qui relevait de l’engagement des États et des entreprises, devient contraignant. Les juges disent aux États et aux entreprises : « vous avez pris des engagements … ils vous contraignent » et deviennent du droit. Exemple avec ce qu’il s’est passé aux Pays-Bas, avec l’arrêt Urgenda, rendu en décembre 2019 par la Cour Suprême du pays, lequel l’oblige à baisser de 25% au lieu de 19% ses émissions de gaz à effet de serre pour 2020. Toujours aux Pays-Bas, en 2021 une décision de justice contraint la société Shell à baisser de 45% ses émissions de gaz à effet de serre sur le territoire national d’ici 2030. Les Pays-Bas sont pionniers, en interdisant la construction de nouvelles autoroutes sur leur territoire mais aussi la construction de nouvelles infrastructures ferroviaires. C’est la rénovation de l’existant qui est privilégiée. Ils fixent également des objectifs de réduction de l’activité aérienne commerciale pour le pays et singulièrement pour l’aéroport international de Schiphol, l’un des plus grands d’Europe (NDLR : attaquée en justice par plusieurs compagnies aériennes, une partie de la décision a été annulée, mais le tribunal saisi a bien donné raison aux autorités néerlandaises, lesquelles ont fixé à 12% la réduction du trafic aérien à Schiphol, d’ici novembre 2024). À ma connaissance les Pays-Bas sont les premiers à prendre des décisions de cette ampleur. Ils ont compris que des investissements climaticides doivent être abandonnés et que nous devons mesurer les nouveaux grands projets et à l’aune des émissions de gaz à effet de serre qu’ils pourraient générer.
D’où la mobilisation de nombreux militants - et de la Convention Citoyenne pour le Climat- pour l’inscription de la préservation du climat et de la biodiversité, de façon contraignante, à l’article 1er de notre Constitution ; d’où aussi les mobilisations dans le monde entier de citoyens contre les projets écocides. C’est un espoir qui se lève pour la société civile.
Oui, ce genre d’actions collectives et le recours au droit sont des leviers très puissants. À ne pas sous-estimer. D’ailleurs, en face, ils sont de plus en plus nombreux à contester « le gouvernement des juges » … ils ont compris, celles et ceux qui voudraient continuer de polluer en rond, que la société civile à désormais les moyens de les contrer. Pourtant, il n’y a aucun gouvernement des juges. Les juges n’inventent rien. Ils ne font qu’appliquer la loi telle qu’elle existe.
Aujourd’hui, beaucoup de villes en France, singulièrement celles du littoral, sont confrontées aux mêmes impacts du réchauffement climatique de Grande-Synthe. Pensez-vous que cette décision du Conseil d’État peut les motiver et qu’on verra fleurir des recours semblables ?
Oui mais pas seulement grâce à cette décision. Je pense que l’opinion publique a bien compris, singulièrement depuis l’été 2022, qu’on a basculé dans un monde dans lequel il n’est plus possible d’ignorer l’urgence climatique. Le fait que le gouvernement se place désormais dans les scénarios d’un réchauffement non plus « seulement » de +2° mais bien de +4° d’ici la fin du siècle le met dans une obligation d’agir. Il ne faut pas non plus négliger des indicateurs comme le fait qu’une grande partie de la baisse de la natalité en France s’explique désormais par la réticence des jeunes couples à mettre au monde des enfants dont l’avenir est rendu si incertain par les impacts du réchauffement climatique. On touche là un fondement de notre société…et je dirai même de notre civilisation.
C’est le moment que choisit Emmanuel Macron, au lendemain de la décision du Conseil d’Etat, pour réclamer une « pause « dans les réglementations européennes contraignantes concernant le climat…
Voilà ! Et une pause ça veut dire quoi ? Dans son esprit c’est une régression, car dans son projet de loi sur l’industrie verte figurent des dispositions extrêmement dangereuses, comme, à l’article 3, le fait de déclasser des déchets dangereux au moment de les incinérer. Considérer que ces déchets industriels ne sont plus des déchets dangereux et les brûler dans de simples chaudières, contournant par là des mesures de sécurité contraignantes. En termes d’émission de dioxine et autres substances toxiques c’est une catastrophe absolue. Déjà, les incinérateurs de déchets spéciaux et/ou dangereux ne sont pas d’une totale efficacité, mais je vous laisse imaginer si en plus ces déchets sont éliminés par des dispositifs plus légers. Cela rendra un grand service à l’industrie chimique, à commencer par Total.
Je veux être très claire sur ce point. Depuis sept ans, nous assistons à une destruction de la démocratie environnementale. C’est-à dire que tout ce qui concerne la concertation, les enquêtes publiques sont escamotées. Les enquêtes d’impact sont réduites à leur plus simple expression, les études d’incidences, etc. Tout ce qui à trait de près ou de loin avec la démocratie participative est simplifié voire supprimé. La démocratie environnementale est pourtant fondée sur des textes français, européens et internationaux. La France est déjà en contradiction avec ces textes. Aujourd’hui on entre dans une deuxième phase, tout aussi préjudiciable qui est l’abaissement des normes environnementales. Ces normes ont été établies d’années en années grâce à la connaissance scientifique, qui permet de connaître de façon de plus en plus fine, les effets délétères de telle ou telle action ou substance sur les écosystèmes et grâce à la volonté de plus en plus forte de la société civile de protéger sa santé et l’environnement. Cette double pression a donné lieu à un ensemble de normes, de plus en plus rigoureuses, à des textes de plus en plus précis. Dans le même temps, les industriels et singulièrement l’industrie de la chimie n’a de cesse de battre en brèche ces normes. C’est le cas en particulier pour la réglementation liées aux déchets dangereux. Des déchets que les industriels s’échinent à faire classer comme des produits, ou des sous-produits, ne nécessitant pas le même degré de précaution.
L’impact sur le climat est direct, même s’il ne se voit pas…
Ces mêmes industriels, aujourd’hui, voudraient développer toute une série de technologies censées nous aider à réduire notre empreinte environnementale. Or, l’objectif de réduction de nos émissions de gaz à effet de serre ne peut pas, ne doit pas être atteint au détriment d’autres équilibres. C’est pourquoi, la « taxonomie » européenne prévoit six indicateurs de durabilité, dont la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Mais l’amélioration de l’un ne peut se faire au détriment d’aucun des 5 autres. Y figure la prévention de la pollution. Il revient donc aux États de ne pas lancer d’investissements considérés comme durables qui nuiraient à l’un de ces critères. Raison pour laquelle les industriels de la chimie se mobilisent aujourd’hui et seront servis avec ce texte, qui va leur permettre de polluer en conscience, au prix d’un tour de passe-passe.
Avec ce texte et sa déclaration sur la « pause » Emmanuel Macron, fait du populisme et entretient cette hypocrisie des politiques qui font mine de s’attaquer aux administrations et à la technocratie qui les empêcheraient de prendre les bonnes décisions alors qu’ils n’ont jamais autant protégé la technocratie et qu’ils ne donnent pas les moyens humains et financiers aux administrations de remplir leurs missions.
Vous avez été en situation de gouverner, vous-même quand vous étiez ministre de l’Environnement au milieu des années 90. Vous connaissez bien les contraintes de l’exercice de l’État et la contradiction qu’il peut y avoir entre les intérêts de court-terme et ceux de moyen et long terme de politiques publiques de préservation de l’environnement. Comment concilier ces deux dynamiques apparemment contradictoires ?
Je crois profondément que quand on est une femme ou un homme d’État, on y arrive. La caractéristique de l’homme ou de la femme d’état c’est justement d’avoir une vision au-delà du prochain mandat et de ses intérêts personnels, de mener des actions de long terme, au service de l’intérêt général. Cela semble une évidence et pourtant, un tout petit nombre de personnes ont cette dimension. Ce sont des qualités de plus en plus rares, car dans notre système on fait carrière en politique. Alors évidemment quand on a ce type d’objectifs dans la tête, les intérêts des générations futures sont assez lointains…
Et si vous aviez quelque chose à leur dire, à ces générations futures… aux jeunes d’aujourd’hui qui militent pour la préservation du climat ou sombrent dans la solastalgie, mais ne votent pas ?
Je leur dirais que je peux comprendre qu’ils ne votent pas et qu’ils considèrent que cela ne sert à rien, mais je ne suis pas certaine qu’ils aient raison. Car quand on ne s’occupe pas de la politique, la politique s’occupe de vous. C’est-à-dire que les décisions sont quand même prises. Je comprends leur ressentiment l’égard des générations passées et présentes, dont ils considèrent qu’elles n’ont pas fait ce qu’il fallait au moment où il l’aurait fallu. C’est largement vrai, même si nous avons été très nombreux à agir depuis des décennies, avec certes un succès très limité et même si des mesures, de nouvelles orientations sont intervenues mais trop lentes et surtout sans que soit remis fondamentalement en cause le soutien au fossile.
Cependant, je dirais à nos jeunes que s’ils sont une génération accablée, ils sont aussi celle qui peut sauver le monde. Et ça c’est formidable. Parce que oui, on peut encore sauver le monde et leur génération a la responsabilité et la capacité de le faire.