Le philosophe camerounais, Achille Mbembe, mondialement reconnu, vient de publier un nouvel essai La Communauté terrestre, dont l’objet est de tracer les chemins à suivre pour « restaurer la Terre ». Entretien avec Audrey Pulvar, cofondatrice de Green Management School.
Achille Mbembe, mondialement connu, vit, écrit et enseigne en Afrique du Sud. La Communauté terrestre (éd. La Découverte) vient compléter le travail entamé avec Politiques de l’inimitié et brutalisme. Il y défend la marche à suivre pour protéger le « Vivant » dans toute sa complexité et diversité, en considérant notre Terre comme un bien commun dont la situation nous commande de nous entendre, si nous voulons survivre à sa combustion… Depuis Johannesburg, il répond à nos questions.
De partout dans le monde, montent les voix des défenseurs de nos communs. La capacité de mobilisation, dans le monde, contre la destruction à l’œuvre est d’ailleurs la principale source d’espoir des défenseurs du climat… Vous la nommez « les petites bifurcations ». Mais sont-elles suffisantes, alors qu’à de rares exceptions près, ce sont bien des groupes de citoyens qui se mobilisent ici pour défendre une forêt, là un lac, un mode de vie ancestral en harmonie avec la nature…. Tandis qu’à l’échelle des gouvernements, à celle des États, la politique menée et les objectifs fixés demeurent toujours aussi suicidaires ?
ACHILLE MBEMBE. Il est certain qu’à l’échelon de prise de décision étatique, inter-gouvernemental ou à celui des grands appareils qui régentent le monde, les luttes locales ou de terroir semblent peser bien peu. Pourtant, nous en avons besoin comme d’autant de bougies dans la nuit. Il nous faut pouvoir les articuler entre-elles, ainsi qu’avec les autres échelons de la mobilisation. Pour cela, nous avons besoin qu’émerge progressivement une nouvelle conscience planétaire qui se nourrit d’actions transversales parce qu’elles impliquent chaque fois des coalitions d’acteurs et transcendent la logique des silos. Elle accompagnera les transformations en cours et afin qu’elle survienne, il nous faudra tout décloisonner, tout mettre en réseaux. Il faudra surtout réinvestir le champ de la pensée et du langage. Se nourrir aux sources de toutes les sagesses du monde. Il est sûr qu’aujourd’hui, ce que je nomme les « petites bifurcations » ne suffit pas face à la ploutocratie mondiale établie par un petit nombre d’individus concentrant dans leurs mains la plus grande partie des capitaux vitaux de la planète, à commencer par l’air que nous respirons. Leur fonction, à ces bifurcations, est celle des vigies. Une veille, qu’il appartient à la société civile mondiale d’exercer, comme sa tâche propre. L’enjeu sera de passer de la veille à l’action, quand les puissances du monde, celles qui orchestrent la prédation du vivant, doivent être mises en échec.
Pour décrire son emprise, vous parlez de la technologie comme d’une « machine thermique de la Terre », une sorte de jumelle de notre planète. Un double, dont la Terre que nous connaissons ne pourrait plus se défaire, déjà aujourd’hui. Est-il vraiment impossible de s’y soustraire ? Et le faut-il ?
L’escalade technologique qui nous emporte est irréversible. Avec les progrès de l’intelligence artificielle, elle atteindra bientôt un point de non-retour. La technologie est en effet en passe de devenir un double de la Terre, en conséquence, c’est le rapport entre les humains et l’ensemble du vivant qui se transforme. Les humains d’aujourd’hui, à plus forte raison ceux de demain, n’ont plus grand-chose à voir avec ceux d’hier. Chaque sujet vivant a désormais son pendant technologique, plus ou moins complet. Le développement technologique nous façonne profondément, y compris en atteignant nos cerveaux, nos neurones. Nous assistons à l’émergence d’une autre espèce de l’humain. C’est à tirer les leçons politiques de ces transformations anthropologiques qu’est invitée la critique contemporaine.
« Le destin final de la technologie, écrivez-vous, aura été d’échapper à l’humanité, de jouir d’une souveraineté désentravée […]. En son trait fondamental, la technologie ne s’est jamais contentée d’achever ce que la nature n’a pas été à même d’effectuer ». Est-elle en train de nous réduire en esclavage ?
Elle nous réduira à l’état d’objet si le divorce entre, d’une part, la parole, la création, les symboles, le sens, et d’autre part, le geste, venait à être consommé. L’un des risques qui pèsent sur l’Humanité est celui d’une séparation définitive entre réflexivité et technicité. Une telle séparation consacrerait le triomphe de la raison calculante et instrumentale, la domination du royaume des moyens sur celui des fins. Ce risque est réel. Nous entretenons déjà un rapport déséquilibré aux objets qui peuplent notre quotidien. Ils sont devenus nos guides, notre premier ancrage moral, l’équivalent de notre biotope. Ils ne sont plus uniquement des béquilles de nos existences sur un plan purement pratique. Ils déterminent désormais le cours de nos vies, de nos relations avec l’univers, que ce soit sur le plan moral ou affectif. Nous sommes donc confrontés au défi de donner du sens à la technologie, d’en faire une fois de plus, comme le suggèrent les vieilles métaphysiques africaines, des ustensiles de vie.
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Mais, dans les pays dominant le reste du monde, la technologie a aujourd’hui la puissance de feu et d’imprégnation du marché hier : elle récupère tout, elle précède tout, elle marchandise tout, tire parti de tout. Généralement à notre insu…
Je dirais qu’il y a une convergence en cours entre le marché, la technologie et la neurobiologie. Chacune de ces trois instances est mue par un désir de totalisation. Les marchés financiers rêvent de dompter les vitesses, de tout infiltrer, de tout envelopper tout en accentuant les effets de discrimination entre ce qui, à leurs yeux, est utile et ce qui ne l’est pas. Cette vision étriquée de l’utilitaire est l’expression d’un véritable appauvrissement anthropologique. Laissés à eux-mêmes, la technologie et le marché ouvrent la voie à l’apothéose, celle du nihilisme et, au fond, du cynisme. C’est le tempérament marquant de cette époque. Celui qui nourrit l’esprit de guerre civile présent dans bien des nations, y compris dans les vieilles démocraties occidentales, où beaucoup de gens ne veulent plus vivre ensemble. Le capitalisme, sous sa forme néolibérale, et la démocratie sont incompatibles. Aujourd’hui, nous vivons sous des régimes à deux têtes : l’une d’apparence formelle démocratique, l’autre faisant de nos sociétés, notamment les sociétés occidentales, des créditocraties, c’est-à-dire des systèmes qui se reproduisent par la vente et l’achat de dettes, au sein d’États davantage comptables devant les marchés financiers que devant leurs peuples…
Dans ce cas, le vrai enjeu, le vrai graal, ne serait-il celui de l’accès à une information juste et à la connaissance, en particulier la connaissance scientifique ? Ou, comme vous le préconisez, « réinvestir la pensée » ?
Oui, bien sûr. C’est un enjeu capital. Former. Qu’il s’agisse de la formation à la science, à la démocratie ou, de manière générale, au vivant. Dans chacun de ces cas, ce dont il s’agit, c’est de reconstruire une certaine idée de ce que j’appelle, en droite ligne des cosmogonies africaines, l’écologie générale. Je pense que pour se former, un certain décentrement est nécessaire. On ne se forme qu’en acceptant de sortir de soi-même, du confort que procure l’ignorance, en allant à la rencontre de l’ailleurs, de l’inconnu. Ce faisant, on est capable de produire la connaissance, c’est-à-dire de naître ensemble, puisque telle est la signification première de ce terme. Il nous faut apprendre à naître ensemble à la conscience planétaire que j’évoquais, c’est-à-dire à une pensée du vivant qui se nourrirait de l’ensemble des héritages du monde et d’abord celui des peuples premiers. Nous devons, par ailleurs, apprendre à naître ensemble à la citoyenneté technologique, afin d’élaborer, avec la technologie, un rapport qui nous libère, nous préserve de l’illusion du solutionnisme technologique et nous permette de résister à l’esclavage, pour reprendre votre terme. Faute de quoi nous deviendrons en effet des objets entre les mains d’une sorte de Moloch, de plus en plus abstrait et de plus en plus violent, porté vers l’éradication du vivant.
Comment expliquez-vous l’aveuglement, volontaire, des dirigeants du monde, en tout cas de cette partie du monde qui appuie sur la tête de l’autre ?
Ce qui me frappe, c’est la coupure qui existe aujourd’hui entre le politique et le vivant. Elle légitime d’autant plus le retour aux grandes cosmogonies que l’Occident a longtemps méprisées. C’est le cas des cosmogonies africaines. Ce qu’elles nous enseignent ce sont des manières d’habiter la Terre ordonnées à la réparation des liens et au soin du vivant. La discordance flagrante entre le politique et cette écologie générale fait partie des déterminants de notre époque. Aujourd’hui, lorsque l’on s’interroge sur la vie et le vivant, c’est trop souvent en termes de son extinction, de sa fin. Il y a peu, l’interrogation sur la vie portait sur ses origines, son Évolution, son développement au cours du temps, les formes de sa redistribution. Désormais, c’est comme s’il n’était question que des conditions de sa fin et qu’au fond, pour beaucoup, l’histoire était terminée. Ou alors qu’elle ne consisterait plus qu’à se préparer à l’extinction définitive. L’absence de futur explique, à mon sens, la cécité que vous évoquez.
Est-ce seulement de l’aveuglement ou, de plus, l’assurance cynique que cette partie du monde et ceux qui le dominent auront, jusqu’au bout, le pouvoir de « s’en sortir » ? Avec plus de frontières, plus de technologies, plus de prédation sur des ressources de plus en plus rares ?
Oui, il y en a qui pensent ainsi. C’est le solutionnisme techno-libertarien. L’idée que chaque problème a sa solution technologique, que la technologie assurera notre salut. Par toujours plus de calcul, nous serons, sinon sauvés, du moins préservés du désastre : ceci est un mythe. C’est oublier que le calcul n’est qu’une partie infime de la raison humaine. Nous sommes bien plus interdépendants qu’on ne le pense. La dé-liaison est impossible. Se dire qu’il faudrait fermer les frontières, parce qu’ainsi nous serions en sécurité entre nous, que nous nous prémunirions de catastrophes lointaines, alors que ce sont nous-mêmes qui en sommes en partie responsables, est une grosse illusion.
À propos de prédation, que diriez-vous des nouvelles prédations à l’œuvre sur le continent africain ? Sont-elles très différentes de celles pratiquées hier par ce que vous nommez les « vieilles puissances impérialistes » ?
Elles avaient hier, pour objet, la ponction des corps sains, jeunes, solides, arraisonnés et déportés, par la « Traite des Nègres », transatlantique ou trans-saharienne. Cette figure de la prédation, le système de la plantation en fut la manifestation. Elle aura précédé le capitalisme et en aura préparé du moins en partie, l’avènement. La prédation sur les corps est toujours d’actualité. Elle est désormais mise en œuvre par le biais de deux mécanismes fondamentaux, l’enfermement et l’abandon. Le nouveau régime mondial de gouvernement des migrations veut faire de l’Afrique un enclos. Les Africains ne doivent pas sortir du continent. L’Afrique représenterait une bombe démographique qu’il faut pouvoir endiguer ; et cette politique de l’endiguement ne réussira, pense-t-on, que si la mobilité et la circulation à l’intérieur du continent lui-même demeurent systématiquement entravées. Le fait que les frontières internes au continent lui-même deviennent de plus en plus rigides perpétue la sempiternelle pression sur les corps.
À partir du XIXe siècle, avec l’occupation coloniale effective sur la plus grande partie du continent, survint une ponction supplémentaire. Celle des ressources du sol, puis du sous-sol. La Traite abolie, l’on passa aux cultures de rentes telles que l’arachide, le cacao, le café, le coton, l’huile de palme… tous ces produits dont l’économie mondiale avait et a encore besoin, entraînant l’accaparement des terres et la pression foncière que nous savons.
La phase actuelle se caractérise par l’apparition de formes neuves de prédations sur le vivant lui-même, sur les métaux rares, sur ce que j’appelle les capitaux vitaux que sont les forêts, mais aussi par le pillage des banques informelles de savoirs endogènes…
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Une dimension majeure des nouvelles prédations serait-elle l'impact des ploutocrates que vous dénoncez, des pays riches d’aujourd’hui, sur le présent et l’avenir de l’Humanité, singulièrement ceux des populations africaines, responsables d’à peine 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre mais subissant une grande partie des effets les plus inhumains du réchauffement climatique ? C’est comme un crédit pris, une dette contractée par les plus émetteurs, en toute conscience, à l’égard des populations les plus fragilisées…
Oui, c’est ce à quoi je fais référence quand je parle de prédation sur le vivant ou sur les capitaux vitaux. Le vivant, ce n’est pas seulement l’écosystème tel qu’il existe aujourd’hui. C’est aussi celui dont nous héritons, le patrimoine que nous constituons ou au contraire dévaluons, la dette de vie qu’entretiennent entre elles les générations. Cette dette, jamais apurée parce que foncièrement incalculable, est à la source de la création de liens. Elle devrait également fonder le droit, à commencer par un droit universel à la respiration et un droit universel a la réparation ! Or, les principaux responsables des grandes catastrophes de l’ère techno-anthropocène s’efforcent, comme toujours, d’externaliser les conséquences les plus massives de leurs actes. C’est en particulier le cas de l’Europe depuis le XVIIe siècle : faire payer par d’autres, et notamment par ceux qu’elle aura défaits militairement, le coût des dévastations qu’elle aura provoquées. Tout cela n’est qu’une illustration de plus de la brutalité de l’ordre international.
Que peut faire un continent comme le continent africain, dans sa grande diversité de pays, de populations, de situations, d’histoires, pour prendre le contrôle de son propre avenir ?
Il doit se réinventer en tant qu’espace de souveraineté. Une des façons pour le continent africain de recouvrer un semblant de souveraineté, c’est de s’ouvrir sur lui-même, se transformer en un vaste espace de circulation, réaménager ses frontières interne et mutualiser les bénéfices qui pourraient découler d’une libération générale et programmée de ses forces propres.
Cela fait longtemps que vous faites entendre votre voix sur ce sujet...
Je crois profondément que l’Afrique se réinventera sur la base de sa force propre. Celle-ci est à chercher dans le mouvement.
Elle a fait l’expérience de la dissémination de l’espèce humaine, celle de populations préhistoriques, dans le vaste reste du monde, pour peupler la Terre…
Il nous faut recouvrer ce pouvoir de repeuplement et de dissémination. Le mettre à l’œuvre, d’abord, au sein de notre propre continent, en engageant un vaste programme de désenclavement, et d’abord, le désenclavement des corps et des esprits. Ce sera notre contribution à la réparation de la planète.
Ce discours que vous portez depuis longtemps, est-il entendu par celles et ceux qui, sur le continent sont dépositaires du pouvoir de décider ?
Non. De manière générale, l’exercice du pouvoir, en Afrique comme partout ailleurs, va de moins en moins de pair avec la réflexion sur l’avenir. Beaucoup de régimes au pouvoir sont en état de mort cérébrale. C’est ce que j’explique en partie dans mon essai sur le Brutalisme. Devant cette situation, et la tentation de la force qui, ne l’oublions pas, est au principe du néolibéralisme ambiant, il nous faut impérativement redonner sa place à la pensée et réinvestir dans la formation. En Afrique, il faudra miser en particulier sur les jeunes et sur les femmes. Sur l’intelligence collective. Réinventer l’Afrique, réparer la Terre et soigner le vivant, voilà le défi auquel font face les générations nouvelles.
Vous évoquez également ce qui ne peut-être « ni réparé, ni restitué » : eh bien, la dette environnementale que contracte une partie de l’humanité aujourd’hui à l’égard de la totalité de celle-ci, non pas pour demain mais déjà cet après-midi, n’est-elle de l’ordre de l’irréparable ?
Justement, c’est cette logique que nous devons arrêter ! Mais nous ne le pouvons si nous poursuivons la dynamique consistant à mettre la souveraineté des États sous la coupe des marchés financiers. Je le répète, il nous faut également nous atteler à réinventer la démocratie à partir de notre relation à tous les autres habitants de la Terre. Tout le reste du vivant. Le propre de la Terre, cette utopie politique, c’est de faire une place à chacune et à chacun. Sans discrimination. La Terre ne discrimine ni les virus, ni les bactéries, ni les plantes, ni aucune espèce animale, ni les femmes, les hommes, les être animés ou inanimés… Elle donne une place à tous, à l’ensemble de la Création, au sens théologique du terme. C’est ce que j’appelle la communauté terrestre, une communauté toujours en avant de nous. Il nous appartient de préserver cette chance donnée à chaque être vivant, quelle que soit sa nature, de trouver sa place, au sein de cette communauté terrestre. C’est à ce niveau de raisonnement qu’il nous faut nous hisser, si nous voulons en finir avec la logique d’accaparement du tout par quelques-uns.
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