La 20e édition de l’étude sur le marché du luxe réalisée par Bain & Company, avec la Fondation Altagamma, a livré ses conclusions le 11 novembre 2021 : le secteur des produits personnels de luxe (hors expériences type voyages) a connu une croissance de 1 % par rapport à 2019, pour atteindre 283 milliards d’euros. Le cabinet parle de reprise en V après la forte contraction de 2020 et estime que ce marché pourrait atteindre 360 à 380 milliards d'euros d'ici à 2025, avec une croissance annuelle de 6 % à 8 %. Le rebond de la consommation est particulièrement notable aux États-Unis, qui représente 31 % du marché mondial du luxe, et en Chine (21 % du marché). Suit le Moyen-Orient, tandis que l’Europe, le Japon et le reste de l’Asie n’ont pas retrouvé leur niveau d'avant covid.
Renaissance des marques de luxe
Cette étude est confirmée par les résultats des principaux groupes de luxe. LVMH a enregistré une croissance de 11 % sur les trois premiers trimestres de 2021 par rapport à 2019, dont +38 % pour la mode et la maroquinerie ; Hermès a publié un chiffre d’affaires en hausse de 35 % sur la même période. « La crise du covid provoque comme une renaissance pour les marques de luxe », a commenté Claudia D'Arpizio, associée de Bain & Company et auteure principale de l’étude. Au point que l’on a parlé de « revenge buying » pour désigner la ruée des consommateurs dans les boutiques de luxe après les confinements. Emblématique de ce phénomène, la boutique Hermès de Guangzhou, en Chine, a enregistré 2,7 millions de dollars de recettes sur la seule journée du 11 avril 2020, au premier jour du déconfinement. Le Singles' Day, jour des célibataires, devenu la plus grande fête de la consommation en Chine, a généré 73 milliards de dollars le 11 novembre 2020, en hausse de 95 % par rapport à novembre 2019. Cette année, le seul site Alibaba, organisateur de l'événement, a déclaré un chiffre d'affaires encore en hausse de 8,5 % par rapport à 2020 sur l'ensemble de l'opération qui s'étale sur 11 jours, soit 84,5 milliards de dollars.
La Chine, premier marché pour les marques de luxe
« Le revenge buying a été largement orchestré par le gouvernement chinois à travers des bons d’achat utilisables sur AliPay et WeChat, souligne Pascal Malotti, directeur conseil de l’agence digitale Valtech. La Chine connaît des fragilités comme la politique zéro covid qui entraîne des reconfinements, les restrictions de voyages, la crise du promoteur Evergrande, les ruptures logistiques. Mais elle reste le premier marché pour les marques de luxe, notamment en digital, ce qui les amène à construire des expériences et des produits uniques pour les consommateurs chinois. » Christine Milan, directrice générale adjointe de Publicis Luxe en charge de la stratégie, en témoigne pour son client Lancôme : « La gamme Absolue représente la plus forte croissance de la marque grâce à la Chine. Pour ce marché, nous créons une expérience dédiée avec des salons privés, des rituels de soin, une communication autour des ingrédients et des résultats… Tout est pensé différemment. »
La spécialiste se déclare pourtant mal à l’aise face au terme de « revenge buying ». « De quoi une population déjà privilégiée aurait-elle à se venger ?, s'interroge-t-elle. Ce qui est vrai, c’est que le nombre de millionnaires ne cesse d’augmenter et que la pandémie leur a encore permis de s’enrichir. Selon le Global Wealth Report de Credit Suisse, le nombre mondial de millionnaires a progressé de 5,2 millions en 2020, pour atteindre 56,1 millions de personnes. L’arrivée au pouvoir d’achat des millennials, l’attrait de la génération Z pour des produits d’accès au luxe comme les sneakers vont mécaniquement porter la croissance du marché. » Sans compter la réserve d’épargne que se sont constitués les super-riches avec les restrictions sanitaires. « On a constaté une augmentation des commandes de pièces exceptionnelles. Nous avons déjà réalisé deux projets de décoration intérieure, pour un appartement et une maison, affirme Fred Pinel, le fondateur de la jeune maison de maroquinerie Pinel et Pinel. Avec le covid, des clients qui dépensaient 200 000 euros par an en voyages veulent se faire plaisir et investir la même somme dans leur intérieur. »
Extreme buying
Les fêtes de fin d’année sont l’occasion pour les marques d’exposer leurs plus belles réalisations. Hennessy, la maison de cognac du groupe LVMH, a confié à Frank Gehry (l’architecte de la Fondation Vuitton) la conception d'un flacon en cristal de 6 litres en 30 exemplaires, façonné à la main par Baccarat. Un seul exemplaire est proposé en France, à la Samaritaine, au prix de 150 000 euros. À l’occasion des 90 ans de son modèle Reverso, Jaeger-Lecoultre consacre une collection à trois tableaux perdus puis retrouvés de Courbet, Van Gogh et Klimt, reproduits à l’émail sur l’arrière du cadran (10 unités pour chaque oeuvre, 108 000 euros). On peut les admirer dans l’exposition que consacre la manufacture suisse à sa montre mythique, jusqu’au 24 décembre à Paris, après Shanghai et avant New York.
« Nos clients cherchent un objet qui va parler d’eux, leur rappeler un moment de leur vie et créer une émotion unique. Cela a été renforcé par la période actuelle, où on revient à l’essentiel, où on prend le temps de profiter, de se faire plaisir et de faire plaisir aux autres », souligne Catherine Renier, CEO de Jaeger-LeCoultre. Mais au-delà des pièces de collection, un changement sociologique est à l’oeuvre, analyse Nicolas André, directeur du data planning d’Epsilon, entité du groupe Publicis spécialisée dans la donnée : « je préfère parler d’extreme buying plutôt que de revenge buying. La frénésie d’achat s’observe à chaque sortie de crise mais le covid a créé de nouveaux comportements. Les clients à très forts revenus ont aussi de très fortes attentes. Ils sont prêts à dépenser des fortunes à condition que les marques s’adaptent à leurs désirs. Dans la haute horlogerie, ils ne se contentent pas de la qualité suisse, ils veulent un cadran de la même couleur que leur Ferrari. Il faut de la personnalisation et un service client ultra VIP. »
La tendance instaurée par Nike de la personnalisation et des drops, les collections en série limitée, se diffuse dans les habitudes des nouveaux consommateurs du luxe. « Les clients ne se satisfont pas d’un produit standard, aussi qualitatif soit-il, reconnaît Antoine de Rémur, directeur général des marques d’art de la table Ercuis et Raynaud. Leur niveau d’exigence est plus élevé qu’avant. Ils veulent un décor, une finition bien à eux. Avec un produit personnalisé, ils ont l’impression d'en être encore plus propriétaires. »
Faiseurs de culture
Malgré les avantages du temps long et de la qualité des matières propres au luxe, cette hyper-consommation n’est-elle pas anachronique ? « On peut se demander en quoi le revenge buying est compatible avec les objectifs de la Cop26, admet Pascal Malotti, de Valtech. Aujourd’hui, les marques de luxe doivent entretenir deux segments de cible : celle qui cherche des produits statutaires, ostentatoires, et celle qui est née avec les technologies, sensibilisée aux causes sociales et environnementales, qui cherche une consommation éthique et une communication inclusive. » Entre la premiumisation d’un côté, avec des objets réservés à une élite, et l’accessibilité de l’autre, avec le boom des accessoires, sacs, ceintures, lunettes, y compris en seconde main, quelle est l’identité du luxe ? Pour les experts, elle se joue sur le terrain culturel.
« Afin de réunir toutes les générations, les acteurs du luxe doivent continuer à démontrer leur capacité à être des faiseurs de culture, affirme Nicolas André, d’Epsilon. Avec leur patrimoine, ils restent à l’avant-garde. Ils le montrent en investissant les jeux vidéo, qui sont aussi un univers culturel, comme Louis Vuitton et Gucci sur Roblox. » Par leur présence sur les réseaux sociaux, les grandes maisons alimentent les conversations et diffusent leur influence. « Avant le covid, les marques de luxe étaient très centrées sur leurs produits et services. Aujourd’hui, elles sont devenues de vrais acteurs médias, avec une production culturelle diversifiée : podcasts, jeux vidéo, séries TV, NFT », souligne Patrick Calmels, luxury lead de Twitter France (lire page 41). « Alors qu’il n’était souvent question que de statut, de logos et d'exclusivité, les marques de luxe se transforment désormais en acteurs des conversations sociales, animés par un sens renouvelé de leur finalité et de leur responsabilité », soutient Claudia D’Arpizio de Bain & Company.