Corinne Mrejen : Dans La révolution qu’on attendait est arrivée (Éditions de l’Aube 2021), vous faites une analyse prospective sur ce qui fait que la pandémie va nous permettre de changer d’ère. Quels sont les signes qui vous poussent à un optimisme raisonnable ?
Jean Viard : Nous pouvons faire deux lectures opposées de la crise pandémique. Dire que nous avons perdu 5 ou 10 millions de vies sur la planète. Ou que nous avons sauvé 100 à 200 millions de vies, qui auraient été perdues si nous n’avions pas mis de masques et trouvé de vaccins. Pour la première fois dans son histoire, l’humanité a fait combat commun. Cinq milliards d’hommes se sont confinés, phénomène hors normes, que nous allons mettre du temps à penser. À l’instar des deux guerres mondiales, cet épisode unique va marquer un changement majeur. Et peut-être l’entrée dans un siècle pandémique. Ce qui est magnifique, c’est que ce n’était pas une bataille pour sauver les enfants ou l’économie, le paraître ou la richesse.
Au contraire, même, puisque nous avons arrêté nos vies et l’économie pour protéger les plus fragiles, «les vieux, les gros et les malades», ce qui est particulièrement remarquable dans une société dont on dit souvent qu’elle n’est que matérialiste. Il n’y a jamais eu de moments aussi humanistes dans l’histoire de l’homme. Et le récit que nous allons faire de cet événement va jouer sur la façon dont nous construirons le monde de demain. Dans une période qui a vu s’écrouler nos repères, un nouveau récit peut maintenant s’appuyer sur un nouveau commun : celui de l’humanité rassemblée qui se bat contre le réchauffement du climat. Aussi, je pense que cette pandémie est également créatrice car elle augmente les chances de survie de l’Humanité.
Ruptures sociales, replis communautaires, clivages générationnels : beaucoup de tensions depuis le début de la pandémie pourraient toutefois vous être opposées…
À court terme, la crise a été d’une violence extraordinaire. Un million de couples ont explosé en France. Trente pour cent de meurtres en plus aux États-Unis en 2020. Il y a eu aussi de grandes inquiétudes économiques. Mais au fond, il ne s’agissait pas d’une crise économique mais d’une crise pandémique. Quand l’économie est à l’arrêt, elle n’est pas pour autant détruite. Les gens qui ne travaillent pas réfléchissent et agissent autrement. Ils investissent sur l’intelligence collective, changent de vie, bousculent des habitudes. On peut citer les agriculteurs qui ont travaillé sur la proximité, la fierté des caissières et des livreurs, du monde hospitalier, les restaurateurs qui, même payés, ont regretté leur travail…
Quant au désir profond de radicalité, je suis convaincu qu’il est porté par des personnes qui souhaitent que les choses se passent de façon visible et immédiate. Un nouveau récit collectif peut renouer du lien grâce à un commun partagé. Et si de fortes tensions sont présentes entre la Chine et les États-Unis, ces deux puissances ont maintenant un commun extraordinaire, le changement climatique. Cela n’aurait aucun sens de faire la guerre en pleine crise écologique. Nous sommes frères d’armes dans le combat pour le climat, tout en étant des adversaires radicaux sur nos systèmes de valeurs.
Existe-t-il des bulles plus agressives que d’autres ?
Je pense qu’une part de la phase populiste est derrière nous car tous les régimes populistes – qui ne sont pas des humanismes ! – ont été tragiquement nuls face à cette pandémie. Cette vague peut revenir, certes, mais le sujet principal aujourd’hui, c’est la pandémie, la solidarité humaine, le réchauffement climatique. L’humanité peut disparaître, les civilisations ne sont pas condamnées à survivre. C’est leur droit absolu, leur droit à disposer d’elles-mêmes. Il se peut très bien que dans 200 ans, il n’y ait plus que 2 milliards d’hommes sur terre, essayant de reconstruire une civilisation. Cette perspective va renforcer des partis extrémistes violents, non démocratiques, autoritaires, xénophobes. Mais j’espère que l’humanité va se saisir de la chance qu’elle a, avec cette pandémie, d’accepter des politiques dans leur complexité. Le politique a repris le pouvoir sur l’économie – une première depuis le thatchérisme – le travail est redevenu une idée positive, l’école aussi, la famille a été le lieu de beaucoup de solidarité… On peut sans doute gagner la bataille pour le climat en articulant la science, les mutations culturelles, des pratiques nouvelles, des ruptures technologiques…
La réconciliation passera-t-elle par la construction d’un récit positif ?
En effet, il ne faut pas dire aux gens que rien ne va, ce n’est pas vrai. Petit à petit, le chômage recule, le droit progresse… Nous ne nous sommes jamais autant parlé que pendant cette pandémie. Il faut cesser de vendre du tragique pour enrichir les médias. Nous avons gagné 20 ans d’espérance de vie depuis 1945. Une femme qui prend sa retraite aujourd’hui a vingt-neuf ans devant elle… Il faut aussi savoir raconter cela.
Quel rôle doivent jouer les médias ?
Les médias sont chargés d’essayer de rendre compte de la vérité des faits. Le problème est que la vérité est devenue secondaire. Les médias sont dans l’urgence, il faut sans cesse avoir quelque chose à dire, attirer du public et conforter leur audience. Or, la complexité dans laquelle nous vivons nécessite de la nuance dans les débats et les positions. Par ailleurs, nous avons besoin de régulation. Nous sommes un peu dans la situation de 1881, quand sont nées les lois sur la presse. Le 19e siècle a été un siècle d’injures et de grossièretés incroyables et la loi sur la presse est venue y mettre de l’ordre. Aujourd’hui, il faudrait une loi sur la sphère du numérique et sa régulation économique. Est-ce à une société privée de priver le président américain de sa messagerie ? Cette question est difficile parce que mondiale, mais il faut rétablir le champ de responsabilité de chacun, établir des règles, refonder la société sur le droit. C’est le propre de toute société démocratique.