C’était les 2 et 3 octobre, et cela paraît déjà une éternité. Des centaines d’aficionados se pressent rue d’Alexandrie, à Paris, pour tenter de pénétrer dans un pop-up store flashy à l’enseigne encore énigmatique pour le commun des mortels : Squid Game. Seulement 13 jours après, le « Jeu de la Pieuvre » est sur toutes les lèvres. Sortie le 17 septembre, la série sud-coréenne éponyme est devenue en à peine un mois le programme le plus regardé sur Netflix, avec plus de 132 millions de visionnage (au moins 2 minutes) à travers le monde. En France, le phénomène Squid Game s’est invité à la une de la presse, de Libération au Parisien. Une couverture médiatique pléthorique, précédée de cette opération événementielle dans Paris, montée en quelques jours par Netflix avec l’agence MNSTR, qui a plus que compensé l’absence d’achat d’espace dans les médias traditionnels.
Succès surprise
« Vu la profondeur de son catalogue, Netflix ne peut pas tout marketer à la même échelle, il faut hiérarchiser, rappelle Adrien Chabal, head of social publishing de The Boxoffice Company, l’entité du groupe Webedia qui édite notamment le site Allociné. Pour Squid Game, comme pour Le Jeu de la dame ou encore Master of None, il s’agit d’un succès surprise, qui n’avait pas été anticipé, d’où cette non-communication en amont de la sortie et cette agilité pour réagir en aval. »
« Dans le cinéma, tout l'enjeu de communication est de créer une notoriété en amont, alors que chez Netflix, on est dans une logique d'AB testing, renchérit Lennie Stern, fondatrice de l'agence indépendante Folks Theory et ancienne deputy managing director de Dare.win, où elle a travaillé sur les réseaux sociaux de la plateforme SVOD. Hormis pour quelques blockbusters, Netflix laisse certains titres dans une forme d'inertie en attendant de voir si ça prend ou pas. Et si c'est le cas, alors la plateforme invente et lance des opérations. »
Être au cœur des conversations
Que les succès soient anticipés ou non, Netflix cherche dans tous les cas à être au cœur des conversations. « Être conversationnel, ce n'est pas seulement parler d'une série à la machine à café, analyse Nicolas Lautier, directeur de création de BETC, l’agence en charge du budget Canal+. C'est aussi faire en sorte de donner à cette conversation une portée digitale et une résonance sociétale. Squid Game est au confluent de plusieurs conversations possibles : un univers à la Hunger Games ou Battle Royale, le souvenir du film coréen Palme d’or 2019, Parasite, l’engouement pour la K-Pop... »
Pour le lancement mi-septembre de la saison 3 de Sex Education, la plateforme a par exemple offert 55 000 jeux de cartes aux fans de la série. L’objectif ici n’était pas de créer de la notoriété mais bien de tirer le fil de la conversation pour nourrir les fans et en convertir d’autres. En janvier 2021, pour la première saison de Lupin, un stunt dans le métro parisien, avec un Omar Sy transformé en colleur d’affiches anonyme, avait également alimenté le buzz avant la sortie de la série. Celle-ci est devenue par la suite la série la plus vue sur Netflix au premier semestre, avec 76 millions de visionnage, un succès mondial.
« Lorsqu'on travaille pour Netflix, on passe par une semaine d'immersion pendant laquelle on découvre un certain nombre de guidelines instituées dont “Behave like a fan” : comporte-toi comme un fan, essaie d'imaginer ce qui te ferait vibrer, ce qui te ferait plaisir en tant que fan », illustre Lennie Stern. De là naissent les idées créatives ensuite mobilisées par Netflix et ses nombreuses agences, de MNSTR à We are Social, en passant par Dare.win et beaucoup d’autres. Aucune de celles que nous avons sollicitées n’a voulu répondre à nos questions, secret des affaires oblige. Parmi les dernières opérations en date, figure celle imaginée avec l’agence We Are Social pour la sortie du film Malcolm & Marie en février, pour laquelle a été imaginée une série de podcasts sur l’amour et des couples iconiques de films disponibles sur Netflix, en partenariat avec le podcast Love Story.
Expo photo grandeur nature
Cette « Netflix touch » gagne aujourd’hui les autres acteurs du streaming par abonnement, à commencer par Prime Video. Pour la sortie le 15 octobre de son documentaire sur Orelsan, Montre jamais ça à personne, la plateforme SVOD d’Amazon a conçu avec l’agence Marcel une expo photo grandeur nature le long de la route départementale reliant Caen à Paris, symbole du chemin parcouru par le chanteur. « Aujourd'hui, c'est Netflix qui édicte les règles dans ce monde du streaming et on voit bien que des plateformes comme Prime Video s'en inspirent : dans la campagne pour le documentaire sur Orelsan, l'écriture est beaucoup moins publicitaire qu'à l'accoutumée, bien plus tournée vers les audiences. Malgré tout, on est encore beaucoup dans cette vieille mécanique qui consiste à rabâcher le trailer », relève Lennie Stern.
« Les plateformes ont compris comment faire du bon ciblage, en faisant du social, de l’activation et de l’entertainment, souligne Lilith Peper, directrice du planning stratégique chez Havas Sports & Entertainment. La pub ne peut plus se permettre d'être top down et placardiser des messages, elle doit s’insérer dans le quotidien des gens sans déranger, aller chercher les gens là où ils sont. »
C’est d’ailleurs ce que son agence a imaginé avec Canal+ pour accompagner le lancement, le 11 octobre, de la saison 2 de la série Validé, qui totalise en une semaine 10 millions de visionnages, un record. Pour l’occasion, en plus de bâches événementielles à Paris et Marseille, un dispositif d’affichage dans le jeu GTA 5 a été imaginé. « Cette série tourne autour du rap et s’adresse à une jeune audience, qui est sur Twitch et joue aux jeux vidéo. Nous avons donc privilégié un affichage in-game plutôt qu’un plan média classique, appuyé par un influenceur [Prince, 2 millions d’abonnés sur Twitch]. Cela amplifie l’expérience de jeu sans l’interrompre », détaille Lilith Peper.
« Comme c’est une série qui parle de hip-hop, nous avons décidé que c'est la rue qui ferait la pub de Validé 2, renchérit Nicolas Lautier, de BETC. En créant un filtre qui peut valider n'importe quoi - un sandwich grec, un banc, un chien… -, on fait entrer la série dans les conversations des gens. L'idée est de remettre le consommateur au cœur de la série. »
Séquençage
Autre spécificité des plateformes en matière de com, le séquençage. « Contrairement aux chaînes télé où la com programme se concentre sur les 15 jours qui précèdent la diffusion, les plateformes SVOD travaillent, comme le cinéma, sur des séquences de com très longues, avec d’abord l’annonce du principe de la série, le pitch, le cast, le lieu de tournage, la date de diffusion…, note Philippe Bailly, président du cabinet NPA Conseil. Ça permet de construire la légende du programme. Les chaînes commencent à le faire pour leurs grosses cartouches. »
Parmi les derniers exemples en date de cette orchestration, la série The Crown, dont la cinquième saison, qui ne sera diffusée qu’en novembre 2022, a déjà fait l’objet d’une abondante couverture médiatique, avec notamment la révélation de la date de diffusion fin septembre et les images du tournage à Majorque mi-octobre 2021.
Tutoiement
Les réseaux sociaux sont parfaitement maîtrisés. Dès son arrivée en France en 2014, Netflix a donné le ton sur Twitter en adoptant le tutoiement. Depuis, les quatre personnes dédiées en interne au community management, en plus des agences, permettent à la plateforme de se distinguer et d’entretenir cette connivence avec son audience. « Les plateformes maîtrisent parfaitement la communication digitale et s’attirent naturellement une bonne perception de la Gen Z et des influenceurs », indique Adrien Chabal, de The Boxoffice Company.
« Les plateformes ont une technique qui fait ses preuves : pour une sortie de programme, elles choisissent quatre ou cinq méga-influenceurs pour driver un mouvement global, ainsi qu’une multiplicité de micro-influenceurs, des créateurs de niches experts, pour travailler la crédibilité et l’expertise », décrypte de son côté Quentin Bordage, fondateur et CEO de Kolsquare, plateforme d’influence marketing. Avant la sortie de la seconde partie de la saison 5 de Casa de Papel en décembre, Netflix a par exemple invité une poignée de super fans et d’influenceurs pour une projection très spéciale à bord d’un avion.
Pour autant, les plateformes SVOD ne sont pas les dernières à se tourner vers l’achat d’espace classique. C’est d’autant plus vrai que, contrairement aux chaînes télé traditionnelles, elles ne peuvent pas s’appuyer sur les bandes-annonces internes pour faire la promotion de leurs programmes. Netflix a ainsi investi pour les deux saisons de Lupin plus de 6,3 millions d’euros bruts en achat d’espace, selon des chiffres compilés par Kantar pour Stratégies. Du côté d’Amazon, la saison 1 de The Boys a été promue à hauteur de 7,4 millions d’euros bruts, la saison 2, de 6,7 millions, à 56 % en télévision, 26 % en publicité extérieure et 11 % en presse. À titre de comparaison, la série phare de TF1 en cette rentrée, Une Affaire française, a bénéficié d’un plan média de plus de 568 000 euros bruts, pour l’essentiel en radio, sa promotion sur les antennes du groupe TF1 n’étant pas comptabilisée dans ce chiffre. « En fonction de la série et de son profil d’audience, les plateformes peuvent avoir besoin de la télé », rappelle Zaïa Lamari, data analyst à Kantar. Le petit écran n’a pas encore dit son dernier mot.