Le 18 octobre, Malongo lançait dans les rayons des supermarchés sa petite dernière, Eoh. Le torréfacteur niçois produit en France cette machine expresso à un prix de revient à peine plus élevé qu’en Chine en réduisant le nombre de pièces par deux. Surtout, plutôt que de continuer à subventionner l’achat de ce type de produits, Malongo la propose à son véritable prix (120 euros), pariant sur l’attrait pour le made in France et compensant ce tarif par une palette de services après-vente. « C’est une rupture aussi importante que celle du commerce équitable dans les années 90 », croit Jean-Pierre Blanc, qui dirige cette PME dont le chiffre d’affaires (110 millions d’euros) ne cesse de croître.
Faire rimer développement durable et croissance ou, pour reprendre les mots de Laurence Peyraut, secrétaire générale de Danone, « piloter le court terme et avoir la tête dans les étoiles », voilà tout l’enjeu. Pour Luc Speisser, global chief innovation officer chez Landor & Fitch, il ne suffit plus de cocher les cases de la RSE. « Toutes les marques se sont engagées dans ces objectifs mais oublient souvent l’autre partie : comment je me distingue en matière de développement durable ? La réponse, c’est d’arrêter les promesses génériques pour se demander ce que moi, en tant que marque, j’apporte comme contribution unique », plaide-t-il.
Et de citer l’exemple de Tommy Hilfiger. Cette marque a revisité le rêve américain en optant pour une inclusivité radicale : faire en sorte que tout soit possible pour n’importe qui. Elle s’est concentrée sur le développement d’Adaptive, une gamme de vêtements pour personnes handicapées. « Cela a non seulement boosté la réputation de Tommy Hilfiger mais aussi généré au bout d’un an 300 millions de dollars de business incrémental », indique Luc Speisser.
« RSE et ROI compatibles »
Connecter ses engagements RSE à son business, voilà la règle d’or pour dégager des profits. Est-ce pour l’avoir négligé qu’Emmanuel Faber, l'ancien PDG de Danone, a dû quitter l’entreprise ? « C’est bien de dire que l’on est entreprise à mission, mais en termes de business, ça donne quoi ? Tommy Hilfiger, quand il fait Adaptive, il fait un truc super, mais surtout, il vend », remarque Luc Speisser.
« À nous de démontrer que notre modèle économique est à la fois rentable et durable », reconnaît Laurence Peyraut, à Danone. Pour la dirigeante, « la meilleure réponse qu’on puisse faire au marché, c’est la performance de nos marques. Les Deux Vaches, première marque bio en France, qui vient de passer au commerce équitable et donc rétribue en plus les agriculteurs pour leur démarche de progrès, est en croissance à deux chiffres. Alpro, c’est pareil. Je reviens d’Alsace où 80 % du soja est désormais produit autour de notre usine d’Issenheim, parce que Danone veut un modèle de production local ».
« RSE et ROI sont compatibles. La preuve en est que la croissance est tirée aujourd’hui par des marques qui se créent dans ces logiques d’engagement ou par de grands acteurs qui se transforment », constate Virgile Brodziak, directeur général de Wunderman Thompson. Il assure n’avoir jamais été confronté à des clients perdant des revenus à cause de leurs engagements, dès lors qu’ils les valorisent, en termes d’image et de prix, auprès des consommateurs. Le fait d’avoir des comptes à rendre à ses actionnaires ne change pas grand-chose à l’affaire. Même les entreprises à structure mutualiste, comme le groupe de santé et de protection sociale Vyv, se situent dans le champ concurrentiel et sont dans une logique de rentabilité. « Mais dans notre modèle non lucratif, notre profitabilité ne va pas vers quelques-uns, elle est au bénéfice de tous, avec 47,8 millions d’euros réinvestis chaque année en actions sociales », admet Jean-Yves Larour, directeur de la communication du groupe Vyv.
Changement de paradigme
Faire du bien à la planète tout en faisant des affaires suppose aussi d’anticiper les attentes des consommateurs. Or, il s’opère aujourd’hui un changement de paradigme, remarque Valérie Piotte, directrice générale de l’agence Altavia Cosmic. « La valeur d’usage d’un bien ou d’un service prend le pas sur sa valeur d’achat. L’expérience de consommation d’un produit devient supérieure au plaisir éphémère de l’achat », analyse-t-elle.
Reste à anticiper. À Malongo, Jean-Pierre Blanc rappelle que bien peu de ses collaborateurs croyaient à son idée du commerce équitable, un label inconnu dans les années 90. Aujourd’hui, avec son café moulu vendu en boîte métal à l’effigie des « Petits producteurs », Malongo est n°2 sur ce segment derrière Carte Noire. Avec le même flair, Christophe Aillet, le dirigeant de La Boulangère, s’est lancé dans le bio il y a vingt ans. « Pour le blé, les rendements en bio sont de 30 tonnes à l’hectare, contre 70 à 80 tonnes en conventionnel. Le producteur vend donc son blé deux à trois fois plus cher, et nous devons le répercuter sur le prix, ce qui explique que le bio est 20 % à 50 % plus cher », rappelle-t-il. Mais aujourd’hui, ses petits pains, tous produits confondus, sont parmi les plus vendus dans le rayon bio des supermarchés. La Boulangère reverse 400 000 euros par an de son chiffre d’affaire réalisé en bio à l’organisation 1 % for the Planet et met en place un commerce équitable Nord-Nord sur des produits comme le blé ou les œufs.
« Tétanisés par le greenwashing »
Les consommateurs sont sensibles à ces arguments, mais encore faut-il les en informer. « J’ai beaucoup de clients qui ont des démarches d’engagement mais qui sont tétanisés par le greenwashing ou qui n’ont pas trouvé la façon de le dire. L’enjeu est pourtant de faire de ces engagements écologiques ou éthiques un vrai levier de différenciation et de storytelling », remarque Aude Legré, associée de l’agence Rébellion. « L’exemple de C’est qui le patron ?! prouve que si l’on raconte une autre histoire de la répartition de la valeur, on obtient le plus gros succès en grande distribution depuis 30 ans, et sans publicité », remarque Elisabeth Laville, la fondatrice de l’agence Utopies.
Les « sustainable natives », les marques nées ces dernières années avec la RSE dans leur ADN, sont confrontées aussi à la problématique de la rentabilité. CEO de la Ruche qui dit oui !, une plateforme de mise en relation de producteurs locaux et de consommateurs, Grégoire de Tilly reconnaît que sa société, qui a toujours connu une forte croissance, avait en revanche du mal à dégager des profits. « Il a fallu augmenter il y a trois ans la commission que nous percevons car sans cela, nous ne pouvions plus tenir la route », explique-t-il. Aujourd’hui, La Ruche qui dit oui ! est profitable et réinvestit l’intégralité de ses bénéfices dans sa plateforme informatique et son réseau d’animation.
Déficit d'histoires entrepreneuriales
« Notre rôle, c’est de proposer des solutions alternatives pour consommer de manière plus responsable. Plus on fait de croissance, plus on est dans la RSE », se félicite Romain Roy, fondateur et CEO de Greenweez (groupe Carrefour). « Aujourd’hui, 80 % des consommateurs se disent prêts à payer plus cher pour des produits d’une entreprise engagée mais dans la réalité, peu le font encore. Cela va changer rapidement avec les premiers effets visibles du réchauffement climatique », prévoit encore le dirigeant. Jean Moreau, qui a fondé l’appli anti-gaspi Phenix, explique quant à lui avoir la chance de cumuler impact positif et rentabilité, tout en regrettant le déficit « d’histoires entrepreneuriales inspirantes », en dehors, selon lui, de réussites comme Back Market, Vestiaire Collective ou Castalie.
COP26 : le climat au centre du jeu
La COP26, qui se tient à Glasgow du 1er au 12 novembre, s’annonce cruciale en matière de décisions sur le climat. Quel rôle les entreprises peuvent-elles jouer ? « Elles doivent s’emparer du sujet », estime Elisabeth Laville, fondatrice d'Utopies. Cette spécialiste cite en exemple la chaîne suédoise de fast-food Max Burgers, qui met le climat au cœur de ses engagements en promettant qu’en 2022, un hamburger sur deux qu’elle préparera sera végétarien, ou encore Interface, une marque de moquette qui a pour ambition d’inverser la tendance en matière climatique. « La question qui se pose, c’est combien ça coûte de modifier ses pratiques et combien ça va coûter de ne pas le faire ? Cette question, progressivement, va descendre dans les entreprises », assure Elisabeth Laville.