Vous avez participé au lancement de l’IAB en France en 1997, comment cela s’est passé ?
Yseulys Costes. À l’époque, je faisais mes études aux États-Unis, et je suis venue en France pour faire une thèse sur le marketing interactif. On ne parlait pas encore de digital en ce temps-là. J’étais en contact avec d’autres passionnés comme Cécile Moulard, Jean-Pierre Levieux et beaucoup d’autres. On avait suivi ce qu’il s’était passé aux États-Unis avec la création de l’IAB US. En France, l’idée était de regrouper les gens qui s’intéressaient au sujet du marketing interactif. Nous étions à peine une dizaine. Nous étions certains que c’était quelque chose d’important, mais qu’il fallait standardiser les choses, les formats, et surtout la mesure des résultats, pour que cela décolle. En 1997, ce n’est pas vraiment un marché. C’était très artisanal. On était une bande de passionnés pour qui le marketing interactif allait changer beaucoup de choses dans le marketing, mais cela relevait davantage de la croyance que de la réalité. Un peu comme le début de beaucoup de domaines. Nous étions des convaincus avec beaucoup d’envie, nous avions nos visions des choses, et l’envie de partager, mais tout n’était qu’en devenir. La bulle numérique commençait à monter et on sentait l’effervescence du marché, mais c’était financier plus qu’autre chose. Il a fallu faire beaucoup d’évangélisation.
Comment étiez-vous perçus dans le milieu du marketing ?
Pas mal de monde ne voyait pas l’intérêt du sujet. Internet et le monde numérique étaient surtout vus comme un média, mais pas comme un canal de marketing relationnel. On ne percevait pas encore le cœur du sujet : l’interaction. L’ad tech n’était qu’un canal publicitaire supplémentaire. À l’époque j’enseignais, et avec l’IAB nous sommes beaucoup allés dans les universités, les écoles. Les étudiants étaient très enthousiastes, ils intégraient internet dans leur vie, dans leurs recherches, ils vivaient la chose de près. Les annonceurs, eux, commençaient à se dire qu’il fallait s’intéresser au sujet, mais sans savoir par quel bout tirer le fil. Le monde de la com, lui, en grande majorité, était réfractaire. Mais les codes étaient complètement différents, et la culture n’est pas du tout la même. Nous étions vraiment des techniciens, un peu « nerd », pour ne pas dire bizarres...
Ce fut difficile ?
En réalité, non. Tout s’est fait de manière très spontanée. Les personnes qui ont participé à la création de l’IAB France étaient très énergiques. Tout le monde savait très bien ce qu’il se passait aux États-Unis. Notre rôle consistait à faire en sorte que chacun se parle mieux et que le « digital » au sens propre existe pour que le marché puisse grandir. À l’époque il y avait autant de manières de faire que de personnes qui faisaient. Pour les tailles des bannières par exemple, on en comptait plus de 600 différentes. C’était un peu pénible à produire en agence... Nous étions sur des sujets très pratiques. Comment mesurer les choses ? Ce sont toujours des débats très actuels, d’ailleurs. Mais il fallait aussi aborder des questions de visions et de stratégies plus larges.
Vous avez douté ?
Bien sûr, il y a eu énormément de doutes. Nous étions des pionniers, il y a forcément des incompréhensions, des désaccords. Nous partions vraiment de zéro. Tout le monde était convaincu que ce nouveau marketing changerait beaucoup de choses, mais ne connaissait pas la forme que cela prendrait. Nous avions parfois aussi beaucoup de réticences, car il fallait construire les bases, donc changer des fondamentaux. Jamais personne dans le groupe que nous formions – Louis Rougier, Catherine Barba, Loïc le Meur, et j’en oublie - n’a douté que la tech, que les martech, allaient grandir, mais nous n’avions aucune idée précise du chemin.
Quel regard portez-vous sur l’évolution du web pendant ces 25 ans ?
Il s’est passé énormément de choses dont nous n’avions aucune idée. L’arrivée du mobile, l’accélération fulgurante de cet univers depuis dix ans, que ce soit au point de vue technique ou des usages, tout cela était complètement sous le radar quand on a créé l’IAB. Cela dit, nous avons posé des bases propres. Aurait-on vraiment fait autrement si on avait su ? L’évolution du marché est extrêmement rapide, et c’est ce qui fait aussi sa caractéristique. Personnellement, je m’amuse toujours autant chez Numberly. On a une chance incroyable. On danse sous la pluie depuis vingt ans.
Y-a-t-il des choses que vous auriez aimé faire autrement ?
Cette question est difficile (elle réfléchit). Je pense qu’en Europe, nous avons un peu péché de naïveté et manqué des étapes. Ce n’est pas pour cela que c’est perdu mais les questions autour du cookieless matérialisent un peu cela. L’idée de départ de l’IAB était de construire des écosystèmes vivants. Le web avait deux caractéristiques : sa résistance et son ouverture. Force est de constater que certains acteurs veulent fermer une partie de ces écosystèmes. Mais en Europe, on a besoin de cet open internet. C’est cet espace qui concentre l’innovation et le dynamisme de la tech, et donc des médias et des annonceurs. Alors nous devons nous battre pour le préserver. Bien sûr, les Gafa restent un endroit où les annonceurs doivent investir, mais pas uniquement. Nous devons garder une souveraineté digitale, donc les annonceurs doivent aussi investir sur l’open internet, le monde programmatique etc. Les positions dominantes rigidifient le marché.
Vous pensez que c’est plus difficile aujourd’hui qu’à l’époque ?
Malgré tout ce qu’il s’est passé pendant toutes ces années, 25 ans, c’est très jeune pour un marché. Rien n’est joué. Oui, il y a des positions fortes, mais le monde évolue. Tout est possible encore aujourd’hui. On a davantage d’outils et de volumes technologiques qu’on n’a jamais eus. Ce secteur concentre encore énormément de gens passionnés. Certes, il s’est ouvert, donc des personnes y arrivent avec moins de passions, car c’est plus « à la mode ». À l’époque nous étions peut-être plus fous, car nous étions pionniers. Mais le cœur vivant de la tech est toujours passionné.
Vous avez continuellement enseigné à côté de votre carrière. Comment l’enseignement du numérique a évolué ?
Sur le fond et la manière de transmettre, c’est toujours le même geste. La science est faite de connaissances chaudes. Donc avec peu de certitudes et beaucoup de questions. La transmission auprès des jeunes, c’est de faire en sorte qu’ils apprennent à apprendre et à se poser les bonnes questions. Même si le tout reste plus formalisé qu’à l’époque. Le cadre conceptuel a beaucoup évolué car en 25 ans, il y a eu de nombreuses publications, donc nous avons bien plus de matière de départ. Ensuite, les étudiants aussi ont changé. Ils sont consommateurs du numérique comme nous ne l’étions pas. Ils sont nés avec le digital dans la main et ont une connaissance et une compréhension plus intimes de l’écosystème. Une maturité plus grande aussi. Et plus ça va aller, plus ce sera vrai. Tant mieux ! Cela va permettre à ce monde d’innover à une vitesse encore plus importante, et tout va aller encore plus vite que par le passé... Qu’est-ce que ça va être !
Justement, comment voyez-vous la suite du numérique ?
La question réside dans le fait de savoir si les innovations à venir seront de rupture. Personnellement, je vois plutôt des innovations incrémentales [dans la suite logique de l’évolution du marché due à une amélioration des technologies existantes] pour les 15 prochaines années. Un des grands domaines c’est au niveau de la mesure. Ce qui est la mission initiale de l’IAB d’ailleurs. De poser les normes et les structures. On se rend compte que la simple mesure en post-clic n’est pas du tout satisfaisante. La vraie question sera celle de la mesure de l’incrémentalité : comment tel ou tel levier a généré une action supplémentaire, sans se limiter au seul clic ? Il faudra regarder les usages aussi. Lesquels seront les plus massifs dans la société ? Et enfin, notre génération se bat vraiment pour préserver l’internet ouvert. Il faut tout faire pour éviter que dans 15 ans, on assiste à la mort de l’open internet. Cela va être un gros combat.
Comment voyez-vous le mouvement émergent qu'on pourrait qualifier « d’anti-tech » comme on a pu le voir sur la 5G pour des considérations écologiques ou autres ?
Le monde du numérique a beaucoup grandi dans la Silicon Valley, avec une vision très prométhéenne [le goût de l’effort, de la performance, de la foi en l’homme et des grandes entreprises], et la perspective plus philosophique, questionnante, par rapport à la tech s’est assez peu exprimée. Là, elle prend davantage la parole. C’est une réflexion importante à avoir, saine, mais cette vision très européenne ne peut avoir de poids que si l’Europe existe comme force économique dans le monde digital. Elle sera déterminante pour les années qui viennent. Il faut confronter les visions. Cela ne touche pas qu’à ce sujet d’ailleurs. Les questions de l’équité des genres, de la diversité sont encore compliquées. Il y a 25 ans, elles étaient déjà largement diffusées dans le monde de la tech, et ce domaine n’est pas plus diversifié, ni plus favorable en termes d’égalité des genres que les autres. Voire moins... Il y a un problème, clairement. Il est pourtant crucial de s’attaquer à ces questions. C’est un combat pour la génération qui arrive. On sait que dans les algorithmes, les biais sur la diversité sont extrêmement courants. Donc nous avons besoin de diversité dans les équipes qui produisent les algorithmes. La technologie modèle de plus en plus nos sociétés. Si déjà dans la tech nous intégrons des biais qui autogénèreront d’autres biais, tout s’accentuera. Et on ne peut pas laisser faire ça.