Qualifiez Total de pétrolier et on vous reprenait immédiatement, même lors d’un café informel avec un(e) attaché(e) de presse, qui s’empressait d’ajouter « et gazier ». Une consigne dont peu de journalistes s’encombrent même si le groupe est pourtant numéro deux mondial du gaz liquéfié. C’est tout le défi de Total : changer d’image alors que son activité est en pleine mue. La part des produits pétroliers dans le chiffre d'affaires passera de 55% en 2020 à 30% en 2030 et celle des énergies renouvelables de 5 à 15%. Grâce aux revenus du pétrole, Total va investir 2 milliards d’euros par an dans le solaire, l’éolien offshore, le biogaz et l’hydrogène vert, soit 20% de ses investissements. Total est aussi le premier fournisseur d’électricité et de gaz alternatif en France avec Total Direct Énergie et ses 4 millions de clients. Voilà pourquoi le PDG Patrick Pouyanné a proposé à ses actionnaires de changer le nom du groupe en TotalEnergies. La résolution sera soumise au vote le 28 mai. « TotalEnergies incarne notre transformation en un groupe multi-énergies mais exprime aussi nos propres énergies, à nous ses équipes et notre mobilisation complète face à ce défi climatique, colossal mais essentiel pour l'humanité », a-t-il expliqué dans un message vidéo diffusé en interne aux salariés du groupe.
Un exemple illustre bien le problème d’image de Total : l’entreprise est rejetée comme sponsor des JO de Paris 2024 mais elle remporte l’appel d’offres pour exploiter les 2300 bornes de recharges électriques Bélib dans la capitale. Patrick Pouyanné, dans L’Usine Nouvelle de février, relativise : « Il est plus important d’avoir la concession des bornes de recharge de la ville de Paris que de dépenser 100 millions d’euros pour les Jeux olympiques. Pour moi, c’est très symbolique, cela prouve que Total est un acteur qui est accepté comme légitime dans la transition énergétique. J’en tire la leçon que notre acceptation passe forcément par notre transformation. » C’est toute la difficulté d’une période de transition à l’échelle d’un groupe comme Total : à partir de quand peut-il se revendiquer comme fournisseur d’énergie verte ?
Un naming qui pose question
S’attaquer à son propre nom, c'est une façon de prendre le problème à la racine d’autant que l’annonce a eu lieu auprès des actionnaires. « Ce que cherche l’actionnaire est la rentabilité mais aussi la pérennité de l’entreprise. Que la direction de Total se projette sur sa capacité à évoluer dans un monde en changement au point de modifier son identité est compris, et on ne voit d’ailleurs pas de remise en question », souligne Emmanuel Autier, associé chez BearingPoint. Pourquoi alors ne pas avoir changé radicalement de nom et remisé Total et l’univers pétrolier que cette marque convoque ? « C’est une étape pour consolider son positionnement d’acteur multi-énergies », esquisse l’analyste. Avec une enveloppe de 60 milliards d’euros d’investissements sur dix ans dans l’électricité et le renouvelable, Total est « crédible », estime celui-ci.« Nous sortons de cette grande période de greenwashing car les parties prenantes autour des entreprises ne s’en contentent plus ». Il y a les entreprises qui se transforment en apprenant un nouveau métier et celles qui plantent des arbres.
Au-delà de la stratégie d’entreprise, le travail sur l’identité de marque pose question. TotalEnergies ? « C’est quelque chose que je professe depuis de nombreuses années : une marque de plus de quatre syllabes est raccourcie à l’usage... British Telecom est appelée BT. Pour rester dans l’énergie, British Petroleum est devenue BP », remarque Marcel Botton, fondateur de l’agence Nomen ; c’est lui qui a transformé ERDF en Enedis en 2016. Chez Total, le dernier changement de nom remonte au 6 mai 2003. Après quatre ans passés sous la dénomination de TotalFinaElf afin de bien représenter les deux groupes ingérés en 1999 (Petrofina et Elf Aquitaine), retour à Total. « Je ne vois pas les clients ni les salariés s’embêter à ajouter Energies à un Total qui les désigne déjà bien, ni abréger en TE », prédit l’expert en naming. Quant à un renommage complet ? « Il aurait été très critiqué car vu comme du greenwashing. » Question de timing. Remiser la marque Total était peut-être trop risqué. « C’est une marque peut-être un peu vieillie car très liée aux énergies fossiles, mais elle reste très puissante. Lorsqu’on passe un coup de fil et qu’on se présente comme directeur chez Total, les portes s’ouvrent », ajoute Marcel Botton. Quant au greffon « Energies », « il évoque la force et le courage, renvoie aux nouvelles énergies mais aussi à celles des équipes en mouvement, et il fonctionne parfaitement en anglais », liste le spécialiste. Et si un nom commun en remplaçait un autre et que Total devenait Energies ?
Pression législative
À l’échelle française, l’étau se resserre. La loi sur les mobilités (LOM) a fixé à 2040 la fin des voitures thermiques neuves. Et maintenant, le projet de loi Pompili vise à interdire la publicité en faveur des énergies fossiles. Face à ces défis concrets, « Total est la major qui a exprimé et verbalisé sa vision de la transformation de la façon la plus claire et a été parmi les premières à le faire. Le groupe a une volonté de jouer un rôle de premier plan dans les nouvelles énergies et a les moyens de le faire », relève Emmanuel Autier, de BearingPoint. Plus qu’un nom ou de la com, ce qui parle, c’est la nature et la taille des investissements. En janvier, Total a repris 20% de l’indien Adani, premier développeur solaire au monde, pour 2,5 milliards de dollars. Un observateur du marché va plus loin : « Un scénario où Total rachète une partie d’EDF, comme la vente d’énergie ou l’activité renouvelable – si le projet de réorganisation Hercule aboutit –, a une certaine crédibilité. Je ne serais pas étonné que ça arrive, mais il faut laisser le temps au temps. »