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En 2020, les marques s’engagent pour la cause des femmes, mais les inégalités demeurent. Alors que l’industrie du luxe ose aborder des sujets de société, elle doit encore atteindre la parité en interne.

Lors de la présentation de sa première collection à la tête de Dior en septembre 2016, la directrice artistique Maria Grazia Chiuri réalisait un coup d’éclat avec un t-shirt flanqué du slogan « We should all be feminists ». Cette phrase tirée d’un discours de l’écrivaine américano-nigériane Chimamanda Ngozi Adichie propulsait la cause des femmes en haut du podium, avant même l’irruption du mouvement #MeToo. La créatrice s’en explique dans le documentaire Pop féminisme d’Élise Baudouin et Ariel Wizman : « La mode a le pouvoir d’influencer les gens. Je pense qu’il est important de savoir utiliser ce pouvoir intelligemment car la mode relève de la pop culture. » Quant à l’auteure de la formule, elle reconnaît avoir été gênée au départ, avant d’approuver ce détournement : « Un t-shirt ne va pas changer le monde. Mais le changement arrive quand on diffuse des idées. On dit que la mode est frivole, je ne suis pas d’accord. L’idée d’utiliser la mode pour faire une déclaration de féminisme, c’est subversif », affirme Chimamanda Ngozi Adichie.

Prise de conscience mondiale

Il est tentant de voir de l'opportunisme derrière un vêtement à 620 euros, mais Maria Grazia Chiuri, première femme à diriger la maison Dior, a bien suscité une prise de conscience mondiale. La marque continue à creuser le sillon avec des défilés en formes de manifestes, les podcasts Dior Talks et les vidéos #Diorstandswithwomen. « Maria Grazia Chiuri est une femme de conviction, elle est très inspirée par sa fille Rachele Regini, qui travaille avec elle comme conseillère culturelle. C'est difficile de la considérer opportuniste, commente Éric Briones, cofondateur de la Paris School of Luxury [groupe Mediaschool, propriétaire de Stratégies] et auteur de Le choc Z (éd. Dunod). En 2020, le féminisme est devenu une norme, comme l’écologie, y compris en Chine, où les jeunes femmes de moins de 30 ans dominent le marché du luxe. » Une campagne de la marque de beauté SK-II, baptisée « Meet me halfway », en 2018, avait bien cerné l’aspiration à l’indépendance de ces jeunes Chinoises face aux attentes de leurs parents. « Selon l’étude Beyond Covid, réalisée par Havas, 62% des consommateurs pensent que les grandes entreprises ont un rôle plus important à jouer que les États dans la société, souligne Brune Buonomano, présidente de l’agence BETC Étoile Rouge. Je défends l’idée qu’une marque a une empreinte culturelle au même titre qu’une empreinte environnementale. Quand on a une telle part de voix, un tel niveau de réputation et de prestige, cela oblige à une responsabilité dans les représentations que l’on produit. »

Embrasser les sujets de société

Sous l’impulsion d’une nouvelle génération de créateurs et de consommateurs, les grandes maisons descendent de leur piédestal pour embrasser des sujets de société, même les plus rudes. Yves Saint Laurent Beauté (L’Oréal) vient de lancer avec BETC Étoile Rouge une campagne en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis contre les violences conjugales. Intitulée « Aimer sans abuser », en partenariat avec l’association En Avant Toute(s) pour la France, elle déroule les neuf signaux d’alarme d’une relation toxique. La marque a cédé une partie de son budget média pour mettre en avant cette campagne de prévention. « On ne communique plus aujourd’hui comme on le faisait avant, expliquait Stephan Bezy, directeur international de la marque, lors d’une conférence sur le luxe responsable organisée par Stratégies le 17 novembre. Les jeunes demandent des comptes aux politiques et à la sphère économique. La lutte contre les violences domestiques fait partie de l’histoire d’Yves Saint Laurent, un créateur qui célébrait la liberté des femmes. »

Au sein du groupe Kering, maison mère de la mode Saint Laurent, Gucci a lancé le mouvement Chime for Change en 2013, pour l’égalité et la fluidité des genres. Depuis 2017, le joaillier Pomellato mène le programme Pomellato for Women, qui met en avant des personnalités engagées. La Fondation Kering est à l’origine du réseau d’entreprises OneInThreeWomen, contre les violences faites aux femmes. De nombreuses marques mènent aussi des actions de mentorat pour encourager l’émancipation féminine : c’est la raison d’être de Women@Dior, de la Fondation Chanel, de la Fondation L’Oréal qui récompense des femmes dans la recherche, de Women’s Initiative chez Cartier, dédiée aux entrepreneuses. Depuis 2018, Lancôme s’est engagé de son côté dans le combat contre l’illettrisme avec le programme Write Her Future.

Woman-washing

« Plus que de féminisme, les marques parlent d’empowerment, de sororité, le fait de relier les combats des femmes avec celui des minorités sexuelles et raciales, décrypte Isabelle Rosello, directrice conseil corporate de l’agence Mazarine. Les millennials, nouvelle génération du luxe, sont sensibles aux engagements sociaux et environnementaux mais ils ne se contentent pas d’un saupoudrage de RSE dans les discours marketing. » Gare au « woman-washing » quand les pratiques de l’entreprise ne sont pas au diapason. « On a beaucoup été briefés ces dernières années sur le thème de l’empowerment, qui est un peu le mot pour ne pas dire féminisme, reconnaît Charlotte Isler, planneuse stratégique chez Publicis Luxe. Le monde du luxe, qui était fondé sur des diktats et des standards impossibles à atteindre, s’ouvre à plus de diversité, comme Lancôme, qui a fait appel aux comédiennes Lupita Nyong’o ou Zendaya. Mais évidemment les grandes marques sont des paquebots plus lents à bouger que les nouvelles venues. »

Il serait injuste de dire que les maisons traditionnelles du luxe viennent de découvrir les droits des femmes. Coco Chanel a participé à leur émancipation, de même que la fondatrice de Chloé, Gaby Aghion. Mais l’engagement est plus crédible chez des marques inclusives de nature. « On est en pleine convergence des luttes entre le féminisme, Black Lives Matter, le mouvement body positive. Il y a un leadership culturel incarné par certaines marques très militantes comme Telfar, qui a créé un sac non genré », analyse Françoise Hernaez, directrice du planning Culture Luxe chez Ipsos. « Glossier, qui donne la parole à de vraies consommatrices, ou Fenty, qui fait défiler des femmes aux corps et aux couleurs de peau différents, ont bousculé les grands groupes, rappelle Adrien Moret, directeur du planning stratégique de l’agence Helmut. Quand on a moins d’héritage, il est plus facile de casser les codes. Maintenant, le changement doit venir de l’intérieur des entreprises qui devraient avoir plus de femmes aux commandes. »

Oeil féminin 

On parle beaucoup du « male gaze », le regard des hommes sur les femmes au cinéma ; celui-ci vaut aussi pour la mode où les photographes prédateurs comme Terry Richardson et Patrick Demarchelier ont été dénoncés ces dernières années. « La solution, c’est de promouvoir un oeil féminin, comme le fait Kering à travers le prix Women in Motion dans le cadre des Rencontres d’Arles », soutient Louis Morales-Chanard, directeur de la stratégie de Dentsu France. Fondatrice et présidente de la société de production Frenzy Paris, Elsa Rakotoson a pu observer les évolutions du monde du luxe. « Les briefs ont changé depuis deux-trois ans, on voit davantage d’acceptation de physiques avec des défauts, mais on attendrait un engagement plus fort, estime-t-elle. En interne dans les maisons, la plupart des postes à responsabilité sont occupés par des hommes. »

Le combat pour l’égalité hommes/femmes rejoint celui pour l’inclusivité, la plus grande prise en compte des différences à l’intérieur des organisations et dans leurs communications. « Dans les castings, il y a eu des efforts pour représenter davantage de diversité mais, par défaut, une égérie unique était toujours caucasienne. La vraie révolution, c’est quand on choisit une égérie noire sans se poser la question », affirme Marie Fioriti, directrice associée de Frenzy Picture. La maison Valentino a justement choisi la mannequin d’origine soudanaise Adut Akech pour incarner sa campagne « Born in Roma » avec BETC Étoile Rouge, centrée sur l’identité italienne. Une révolution en douceur pour que toutes les femmes se reconnaissent dans les images du luxe.

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