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La paire de sneakers Lidl que se sont arraché Booba et les hipsters en juillet n’était pas un coup de com, assure le discounter allemand, victime bien heureuse d’un phénomène de mode.

Comme il en a l’habitude quatre fois par an, Michel Biero, directeur achats et marketing de Lidl France, parcourt les allées des immenses showrooms de ses fournisseurs à Hong Kong. C’est le secret de Polichinelle des perceuses, aspirateurs et robots de cuisine défiant toute concurrence de Lidl : ils sont tous fabriqués en Chine. Nous sommes mi-2019. « Je venais de passer par les stands cuisine et jardinage quand je suis tombé sur un nouvel emplacement appelé “fan de Lidl”, avec des polos, casquettes, sweats, chaussettes et baskets estampillés Lidl », se rappelle celui dont dépendent les succès commerciaux de l’enseigne. Il y a bien le Parkside Fans Groupe, communauté Facebook fédérant 61 000 admirateurs de la marque d’outillage de l’allemand, mais de là à se parer du bleu-jaune-rouge de la marque… Les habits Lidl, « c’est parti d’un poisson d’avril, apprend Michel Biero, lui-même étonné. Quelqu’un a porté un t-shirt logoté Lidl et s’est affiché sur les réseaux sociaux allemands, alors l’acheteuse internationale s’est dit : et pourquoi pas ? » À Hong Kong, quand Michel Biero entend son responsable non-alimentaire exprimer l’envie d’en acheter, il lui répond que « c’est n’importe quoi » et lui demande « qui va acheter ça ? » ; son homologue belge est moins sévère.

Bientôt un an plus tard, Michel Biero a oublié tout ça. Puis, début juillet, il est alerté : « Il est en train de se passer un truc incroyable, me disent les gens de la com, mais moi, en toute sincérité, je ne comprenais pas de quoi ils me parlaient. » Trois produits, vendus par Lidl.be depuis le 15 juin 2020, mettent en branle les réseaux sociaux : des chaussettes au logo Lidl à 0,99 euros, un t-shirt et des claquettes à 3,99 euros mais surtout, des sneakers à 12,99 euros. Le temps que l’acheteur cerne le buzz et le rappeur Booba déclarait en story « perso, je viens d’en commander deux paires ». Annonce suivie de trois émojis « flamme » indiquant le degré de hype qu’il crédite alors à ce must have. Une semaine après, l’ex-star du foot Djibril Cissé s’affiche en complet Lidl, baskets en mains et cette légende : « Ne jamais oublier où maman faisait ses courses. » Sold-out immédiat pour les sneakers qui, deux mois après, sont encore entre dix et cent fois leur prix sur Ebay et Leboncoin. « On est où, là ? », s'interroge Michel Biero.

Icône pop

Il ne faut jamais gaspiller un bon buzz. Le directeur achats et marketing, qui était en fait revenu de Chine avec 200 paires, « des goodies mis de côté au cas où », en expédie finalement à des influenceurs. « Des tas de journalistes nous ont appelé en affirmant que nous avions orchestré ce buzz mais ce n’est pas vrai, nous n’avons pas dépensé un centime en com », assure-t-il ; le produit est venu de Belgique mais le ramdam n’a eu lieu qu’en France. Pour prouver sa bonne foi, il explique l'affaire de la PlayStation 4 d'Orgeval, vendue 95 euros en juin et qui a provoqué un delirium tremens devant l'enseigne : « C'est un prestataire informatique qui a pris une photo de l'étal avec les consoles la veille de l'ouverture du point de vente et l'a mise sur Dealabs, mais nous n'avions pas prévu de communiquer dessus. Cela a ameuté les fans et provoqué des débordements. Mais nous avons vendu cette même PS4 destockée et au même prix lors de cinq autres ouvertures, sans communication en amont, et sans aucun heurt.»

Pour les baskets, il n'y peut rien non plus. « Même Paris Match nous a appelés, si on m’avait dit ça plus tôt, j’aurais pouffé de rire. Je ne vais pas me plaindre, mais je tombe de ma chaise », confie Michel Biero, pas avare en anecdotes. « Fin juillet, j’étais chez des amis dans le troisième arrondissement de Paris. Un ado de 16 ans est venu me trouver et m’a dit ceci : il me les faut absolument ! Je lui ai répondu qu’à 13 euros, il ne ferait pas un marathon avec. Mais il était déterminé : tout le monde les veut ! » Un réassort est attendu fin 2020. Pour lui, Lidl a franchi un cap qui lui fait dépasser son stade de simple distributeur. Une icône de la culture populaire.

La tendance du « néo-pauvre »

Une chose est certaine pour Nathalie Rozborski, directrice générale déléguée du cabinet de tendances NellyRodi, « ce ne sont certainement pas les clients Lidl qui vont porter ces sneakers logotypées mais une niche de prescripteurs de la mode et de hipsters. Ce dont rêvent les classes populaires, ce sont des marques statutaires, de vraies Nike. Pas de Lidl. » On imagine assez l’humiliation d’un gamin faisant sa rentrée en CE2 des Lidl aux pieds. La fétichisation des codes populaires comme substrat, et la mode du look moche et flashy des années 1980-1990 comme engrais, et voilà les sneakers Lidl promises à cet engouement foudroyant. « Je ne pense pas que cette connexion stylistique soit volontaire mais elle arrive au bon moment », observe Frédéric Godart, sociologue à l’Insead et auteur de Sociologie de la mode (La Découverte, 2010), alors que la tendance « ugly fashion » bat son plein avec Balenciaga en tête. La différence ici : la démarche émane d’un distributeur et non d’une maison, Lidl n'est pour rien dans ce détournement. Ouf.

Attention quand même, « l’appropriation culturelle est un filon évoluant sur un terrain glissant », met en garde Nathalie Rozborski. « Tout le monde regarde la mode avec un bazooka : toutes les marques doivent s'inscrire dans l’inclusivité et de grands groupes emploient des spécialistes du multiculturalisme pour éviter les faux pas », ajoute la spécialiste. Les baskets Lidl seraient encore un avatar de ce que le magazine Antidote appelait en 2016 la tendance du « néo-pauvre », ou un autre hommage au mépris de classe, tel que l’écrivait Slate en 2019. Alors qu’Ikea vient de sortir sa collection « Efterträda » – avec moins de retombées –, les experts de la mode mettent en garde sur l’utilisation des codes populaires alors que la crise guette. Et à ceux qui se demandent à quand un gilet jaune sur un podium : VVV ou Off-White l’ont déjà fait. 

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