Société
C'est l'un des secteurs les plus meurtris par l'épidémie de coronavirus. De l'aveu des experts, le Covid-19 a joué l'accélérateur de mutations déjà en gestation, alors que le luxe se retrouve contraint à réagir.

C’est ce que l’on appelle une « perfect storm ». Une combinaison rare de facteurs qui aggravent la tempête. Et ce n'est rien de dire que le luxe a été plongé dans la tourmente du Covid-19… Avec une série de particularités propres au très très haut de gamme qui ont exposé le secteur : une crise presque cousue main. « Quatre facteurs font que le luxe a été considérablement impacté : premièrement, les achats de luxe, que l’on appelle des achats discrétionnaires, sont de ceux que l’on a tendance à reporter en cas d’incertitude. Deuxièmement, le luxe est particulièrement exposé au retail. Troisièmement, le luxe est très prisé par les voyageurs, que ce soient les riches touristes ou les clients des duty free, énumère Louis Morales-Chanard, head of strategy de Dentsu Aegis Network France. Enfin, le coronavirus s’est déclaré en Chine, marché numéro 1 du luxe, aux États-Unis… Les gros marchés ont été frappés de plein fouet. »

Presque deux ans de convalescence. Au moins… Le 18 juin, Philippe Blondiaux, directeur financier de Chanel, délivrait son diagnostic à Reuters : « Nous nous attendons à ce que l’environnement extérieur continue à peser négativement sur le secteur du luxe au cours des 18 à 24 prochains mois. » Selon le directeur financier du fleuron du luxe français, même une solide reprise dans les pays où les boutiques du groupe ont rouvert ne compensera pas le manque à gagner dû à la suspension des vols internationaux.

Arbitrage budgétaire

« Ce que l’on observe aussi, c’est que la crise va d’abord impacter les classes moyennes, souligne Deborah Marino, DGA et head of planning de Publicis Luxe. Tout le débat va porter sur l’arbitrage budgétaire de la classe moyenne qui a permis l’émergence d'un luxe “accessible” [maroquinerie, produits d'appel des grands joailliers...] Soit on va assister à une forme de “luxury revenge”, car les gens vont avoir besoin de réinjecter du rêve dans leur vie, soit l’on va se concentrer sur une consommation plus raisonnée. »

Le luxe au pied du mur, sommé de se réinventer ? C’est à la fois plus simple et plus compliqué que cela. « Dans le luxe, il y a ce qui est immuable et ce qui ne l’est pas. La crise amplifie, décuple et accélère, plus qu’elle ne change les enjeux. Elle radicalise un besoin de changement déjà présent », analyse Brune Buonomano, présidente de BETC Étoile Rouge. Le luxe, rappelle Louis Morales-Chanard de Dentsu Aegis Network, a déjà essuyé bien des bourrasques : « Si le marché a ralenti depuis cinq ou six ans, il est difficile de trouver industrie plus résiliente. »

Marché à deux vitesses

Pour préserver sa robustesse, le secteur, selon les experts, va néanmoins devoir se renforcer sur ses fondamentaux. « C’est le luxe très luxueux qui va tirer son épingle du jeu », estime Deborah Marino de Publicis Luxe. Louis Morales-Chanard de Dentsu Aegis Network pressent aussi « une polarisation, avec un marché à deux vitesses : d’un côté les “megabrands” qui emportent tout sur leur passage – Chanel, Vuitton, etc. -, de l’autre, les marques hyper “niche”, du type Glossier ou Jacquemus, qui présentent néanmoins la faiblesse d’être fragiles économiquement. Le risque étant de tomber au milieu, de ne pas disposer du “brand power” suffisant pour faire le dos rond pendant une période difficile… In fine, il est probable que l’on aille encore vers une consolidation du secteur. »

En attendant, comme le résume Aude Legré, head of global brand strategy de Peclers Paris : « Le monde du luxe a besoin d’un nouveau leadership qui se joue entre la dualité de la qualité (exigences supérieures, localisation écologique) et l’extravagance (élan de créativité, audace). » Premier impératif : réaffirmer son savoir-faire. Pendant le confinement, les marques ont tenu à mettre l’accent sur leur culture, en mettant en majesté leurs artisans. Hermès a ainsi donné à voir les coulisses de ses ateliers… sur Linkedin, tandis que LVMH prenait des nouvelles de ses forces vives avec ses « News from Home » signés par l’agence Rébellion. Loewe proposait quant à elle, dans son opération Loewe en Casa, des curations d’artisans tandis que Bottega Veneta recréait une Villa Médicis à demeure avec sa « Residency », où, tous les jours, la maison faisait découvrir des artistes. « Pour les marques de luxe, il s’agit de s’ancrer dans la culture au sens large, et de démontrer son impact économique et culturel, analyse Louis Morales-Chanard. Une manière de montrer patte blanche, alors que se font jour de vrais enjeux de fond. »

Et pas des moindres… Le luxe a toujours été sulfureux. En temps de crise, il devient hautement inflammable, selon Deborah Marino, qui lâche ce qu’elle appelle « une vérité grosse comme le Ritz » : « Le luxe n’est par essence tenable que si l’on a le sentiment d’un enrichissement général, que l’ascenseur social fonctionne. Dans le cas contraire, on constate des pics d’intolérance vis-à-vis de ce que Georges Bataille appelait, dans un ouvrage paru en 1949, La Part Maudite… Le luxe nous ramène à ce qui est insupportable socialement : si le luxe ne crée pas un nouveau contrat sur ce qu’il a à offrir, le consommateur de luxe peut devenir un ennemi. Pour caricaturer, on risque de se faire jeter des pierres si on porte une Rolex. » L’on se souvient des vitrines fracassées sur les Champs-Élysées pendant le mouvement des Gilets jaunes, devantures également prises pour cibles pendant les manifestations liées au mouvement Black Lives Matter [BLM]. « Vis-à-vis des maisons de luxe, la crise a été vécue comme une sorte de #Metoo bis, souligne Aude Legré de Perclers Paris. Plus rien ne passe du côté des consommateurs, leur niveau de tolérance est très limité. La moindre étincelle et le débat explose, en témoignent les actions en faveur du mouvement BLM ». « Le luxe peut être considéré comme le lieu d’une conformité sociale blanche… poursuit Deborah Marino. Le luxe se trouve face à un impératif de moralisation, à tous les niveaux. »

Less is more

Premier niveau, les démarches liées au développement durable, déjà en œuvre avant la crise. « On rentre plus que jamais dans une phase “Less is more” : comment va-t-on souffler un peu moins de frénésie après une période où on fabriquait du luxe comme du FMCG [Fast-Moving Consumer Good, produit de grande consommation] ? », s’interroge Fabien Le Roux, directeur de la stratégie chez BETC Etoile Rouge. « C’est comme si le luxe, pour animer le retail s’était senti obligé de fabriquer de l’obsolescence programmée, alors que le luxe, au départ, c’est tout le contraire ! », explique Brune Buonomano.

Lagerfeld, bourreau de travail qui multipliait jusqu’au vertige les collections ; a emporté toute une époque avec lui. Giorgio Armani, le premier, a fait part de son désir de lever le pied, pour être plus en phase avec les saisons, suivi par Gucci, alors que Yves Saint Laurent s'est retiré du calendrier des défilés et que, rappelle Aude Legré, « APC, comme d’autres marques, a diffusé un manifeste dénonçant le burn-out lié à la fréquence des collections. » Selon Brune Buonomano, « la Fashion Week ne sera plus jamais la même : on se pose aussi la question de fusionner les fashion weeks hommes et femmes… »

Recyclage et seconde main

Parallèlement, les marques ont compris que le luxe, c’est aussi ce qui se répare, que l’éthique, c’est de recycler. Winston a ouvert un centre de réparation, et, comme le souligne Nicolas Chemla, planneur indépendant et auteur de Luxifer, pourquoi le luxe nous possède (Editions Séguier), « Hermès communique depuis des années sur les chutes liées à la découpe. » Le luxe ne meurt jamais ? « Christofle, par exemple, refond les argenteries des grands-mères avec un design d’aujourd’hui, en y regravant les initiales de la nouvelle génération, sans dénaturer son savoir-faire de maison de luxe, décrit Brune Buonomano. Mais la joaillerie crée des objets beaucoup plus intemporels que la mode, plus dans le radar, plus polluante. »

Dans le monde d’après de la « fashion », on ne pourra d’ailleurs plus faire sans la seconde main. Comme le décrit Nicolas Chemla, « Si le phénomène n’est pas nouveau, on voit se multiplier les boutiques de vintage de luxe qui n’ont plus rien à voir avec les friperies poussiéreuses : on recrée un achat de luxe autour de pièces vintage, reconditionnées ». Après un retard à l’allumage, les maisons de luxe essaient de reprendre la main sur un marché qui croît de manière exponentielle : selon une étude menée par BCG, il devrait représenter 400 milliards d’euros en 2021… « TopShop s’était mis à implanter des corners vintage avant Hermès. Cela n’avait aucun sens, alors que, parallèlement, Vinted regorgeait des “carrés” de la marque ! », raconte Brune Buonomano. Burberry s’est associé au spécialiste de la seconde main TheRealReal pour proposer aux consommateurs aux États-Unis de déposer une pièce d’occasion sur le site, tandis que Richemont (Cartier, Jaeger Lecoultre…) vient de racheter le site vintage Watch Finder.

Post-Covid, le luxe est-il condamné à s’assagir ? Nicolas Chemla n’y croit guère. « Le gros du luxe se joue à Moscou, à Dubaï. Beaucoup d’études montrent que l’hédonisme, la célébration de soi-même restent les premières motivations de l’achat du luxe… » Ce qui est en revanche certain, selon Brune Buonomano, c’est que, comme souvent, il va s'agir d'aligner les paroles et les actes : « Plutôt que de lancer des campagnes “responsables” qui coûtent des millions d’euros, il va falloir s’assurer que l’on est exemplaire dans sa manière de voir le monde. Pour les marques de luxe, c’est la moindre des choses que d’émettre des messages qui soient moteurs de progrès. »

Jeux vidéo et IA, futurs relais de croissance du luxe ? 

Gucci lance un jeu vidéo très années 80, Valentino, Marc Jacobs, investissent… Animal Crossing ! « Nos vies sont de plus en plus virtuelles : j’y vois une opportunité pour les marques de beauté et de mode, alors que l’on voit apparaître des tutos pour savoir se maquiller sur Animal Crossing par exemple, remarque Louis Morales-Chanard, head of strategy de Dentsu Aegis Network France. Pour l’instant, les opérations tiennent du « stunt » [coup publicitaire] mais à moyen terme, les jeux peuvent être un relais de croissance pour les marques de luxe. » Nicolas Chemla, planneur indépendant, croit, lui, à l’essor du « No human involved » dans la fabrication des produits : « Si le nouveau luxe veut redevenir “Made in France”, ses prix vont encore augmenter… Ça va dans le sens de la lutte contre l’“exploitation”. Et l’IA et la tech ont fait de tels progrès que le fait machine peut être plus spectaculaire que ce que la main humaine est capable d’atteindre.»

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