[Cet article est issu du n°1943 de Stratégies, daté du 22 mars 2018]
« C’est la 1re fois qu’on faisait ça sur Twitter, on aurait dû être plus cash et mentionner le partenariat. On apprend pour la prochaine fois. » Les mea culpa sur Twitter ne sont pas si fréquents, et c’est tout à l’honneur du youtubeur David Coscas, du duo McFly & Carlito, de s’être excusé en ces termes pour une opération mal ficelée avec Kenzo. Début février, la marque a lancé un concours de gifs sur Twitter à base d’extraits de sa publicité délirante pour le parfum Kenzo World. Conseillée par Webedia et KR Media, elle a choisi des influenceurs populaires - McFly & Carlito, Natoo, Andy, Amixem - pour le relayer. Problème : les tweets ne mentionnaient pas explicitement la nature commerciale du partenariat. L’affaire Kenzo est devenue un énième exemple du manque de transparence dans les relations entre influenceurs et marques.
Jusqu'à 15 000 dollars pour un post Instagram
À la même période, les biscuits Lu se sont fait rappeler à l’ordre par l’ARPP (l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité) pour un post Instagram du sportif Camille Lacourt qui, lui aussi, entretenait l’ambiguïté. Le champion aux 130 000 abonnés posait avec sa fille à l’heure du goûter avec le hashtag #LaVieEnLu, dans un flou artistique entre vie personnelle et logique promotionnelle. Quelques jours auparavant, l’altercation par réseaux interposés entre une youtubeuse anglaise et un hôtelier auprès de qui elle sollicitait des nuitées gratuites avait jeté l’opprobre sur tout l’écosystème des influenceurs (lire Stratégies n°1936 du 8 février).
Celui-ci est pourtant florissant. Selon le site Business of Fashion, une influenceuse mode avec un million d’abonnés très engagés facture aisément 15 000 dollars (12 000 euros) pour un post Instagram. « Pour quelques dizaines de milliers d’abonnés, on peut compter de 200 à 500 euros par publication, les chiffres variant en fonction des moyens de production engagés, de la durée de l’opération… », précise Sébastien Prieto, responsable du pôle influenceurs de l’agence Talents Sync. Et les annonceurs en redemandent, car les retours sur investissement sont au rendez-vous.
Benjamin Smadja est le directeur e-commerce d’Aufeminin. Le groupe a souvent recours à des célébrités issues de la télé-réalité pour promouvoir sa box beauté, Beautiful Box. Il ne peut que constater le succès de ces opérations spéciales : « Nous travaillons avec Stéphanie Durant, qui s’est fait connaître avec Les Marseillais sur W9. Elle compte 2 millions de followers sur Instagram, 300 000 sur Snapchat. Elle fait très attention à son image et aux annonceurs avec qui elle travaille, elle communique de façon très claire sur les partenariats avec un code promo, sa communauté apprécie sa franchise et son côté meilleure amie. »
Autre égérie de Beautiful Box, Nabilla Benattia est devenue sans doute l’influenceuse numéro 1 en France, avec 2,8 millions d’abonnés sur Instagram et 1 million de vues sur Snapchat. « Elle est calée en maquillage et très prescriptrice, assure Benjamin Smadja. Lorsque nous avons mené un partenariat avec elle et Make up for ever, les 1000 trousses de maquillage ont été vendues en cinq jours. » Cela n’a pas empêché Nabilla Benattia de se prendre les pieds dans le peignoir avec une campagne sur Snapchat pour un trader de bitcoins. Nimbée de coeurs roses, elle expliquait avec sa candeur habituelle : « C'est vraiment sûr, c'est vraiment cool, si ça vous intéresse vous pouvez y aller les yeux fermés. » L'Autorité des marchés financiers est intervenue pour alerter sur les dangers des placements sur la monnaie virtuelle. « Avec ce type de personnalité, il faut lâcher prise. Les marques ne peuvent pas imposer leur discours. Ça ne fonctionne pas avec tous les annonceurs et sur le bitcoin, Nabilla n’était clairement pas crédible, mais elle est vraiment efficace pour nous », insiste Benjamin Smadja.
Transparence et loyauté
Conscient que le marché a grandi rapidement et de façon anarchique, l'ARPP a pris le problème à bras-le-corps l'année dernière, avec la rédaction de règles de bonnes pratiques. En deux mots : transparence et loyauté. « La collaboration commerciale doit être portée à la connaissance du public de manière explicite et instantanée » explique la recommandation Communication publicitaire digitale. Les mentions « en partenariat avec » ou « sponsorisé par » doivent être privilégiées aux hashtags qui entretiennent le flou comme #collab, #sponso, #sp ou #ad. La collaboration doit être comprise immédiatement, sans attendre la fin d'une vidéo par exemple. Les règles de la publicité classique (ne pas valoriser la vitesse d'un véhicule, ne pas encourager le grignotage...) s'appliquent aussi à ce type de vidéos.
Autant dire que ces principes sont encore loin d'être universellement suivis. Stéphane Martin, le directeur général, a pris son bâton de pélerin pour évangéliser les annonceurs, les agences et les influenceurs eux-mêmes : « L'année dernière, Google qui est adhérent de l'ARPP nous a invités à un YouTube Studio avec des influenceurs, parfois accompagnés de leurs parents. Nos juristes leur ont expliqué que ce n'est pas en trompant ou en choquant leur public qu'ils vont faire grandir leur audience ». Même les adhérents de l'ARPP (Mondelez, le propriétaire de Lu, en est un) ont besoin de remise à niveau. « La publicité TV existe depuis 50 ans, elle est plus structurée. Sur les réseaux sociaux, on a à peine dix ans d'expérience, les intervenants sont en manque de pédagogie », ajoute Stéphane Martin. Signe des temps, des agences de « talents » commencent à adhérer à l'ARPP, comme Shauna Events, l'agent de Nabilla, ou L'Agence des médias sociaux.
« No bullshit generation »
« La cible des millennials réclame de la transparence, affirme Benjamin Taïeb, directeur associé de l'agence Marcel, qui mène de nombreuses campagnes avec des célébrités du web. C’est la “no bullshit generation”, si on essaye de la leur faire à l’envers le retour de bâton est violent. Les influenceurs savent très bien que si leur contenu est purement mercantile et pas artistique ils vont perdre leur crédibilité et leur audience. » Le publicitaire plaide pour une création de contenu en partenariat avec le youtubeur plutôt que pour un simple post sponsorisé sans valeur ajoutée : « C’est toute la différence entre le placement de produit et le brand content. Quand on est en co-écriture avec les influenceurs, ils s’approprient le sujet et ils l’assument. À la fin de la vidéo de Seb la Frite pour Oasis, il expliquait que “YouTube, ça papaye plus”. Son public sait pertinemment qu’il doit trouver de nouvelles sources de revenus et cette ironie passe très bien. » Au sein de l’agence Talents-Sync, Sébastien Prieto préfère « travailler avec des influenceurs qui n’ont pas fait de l’influence marketing le coeur de leur activité : des sportifs, des animateurs télé, des chefs… Pour Mitsubishi par exemple le skateur Aurélien Giraud a réalisé une Instastory de 24 heures sur un essai de véhicule (avec le hashtag #sponsored). Il rassemble 10 à 15000 vues par Story, sa communauté le suit parce qu’elle aime ce qu’il fait, pas parce qu’elle l’a vu à la télé. » Le rôle de l’agence est aussi de vérifier la véracité des chiffres avancés par les influenceurs, l’achat de faux abonnés étant une pratique répandue. Le site Social Blade permet de repérer les pics d’abonnements soudains. « Les choses vont très vite, l’affaire Lu a montré que tout le monde n’est pas conscient des partenariats, on est à un moment où il faut fixer les règles », soutient Sébastien Prieto.
Fixer les règles jusqu'où ? Actuellement les contrevenants s'exposent à un courrier de l'ARPP, éventuellement une amende de la DGCCRF en vertu du code de la consommation. Faut-il aller plus loin? « Dans un an ou deux, le marché sera davantage régulé, estime Géraldine Lamamy, cofondatrice du cabinet Precious, conseil en optimisation de campagnes. Dans les vidéos live sur Instagram et Snapchat, les annonceurs ne peuvent pas contrôler les contenus, avec des risques de dérapage liés à l’alcool par exemple. Il n’y a pas les mêmes messages de santé publique qu’à la télévision. Les pouvoirs publics vont forcément devoir s’y intéresser. » Le travail d'évangélisation ne fait que commencer. « Les recommandations de l'ARPP sont assez explicites, je m’en sers de référence lors de mes échanges avec les marques, poursuit Géraldine Lamamy. Elles pourraient aller plus loin avec des exemples mais cette pédagogie est nécessaire, surtout avec le développement de la micro-influence qui transforme n’importe quel consommateur en influenceur. C’est un nomansland. » Une éducation des plus jeunes aux médias est aussi indispensable pour éviter de voir des commentaires comme ceux qui accompagnaient le post de McFly : « Ah mais c'était drôle on s'en fout (sic) du partenariat ».
Quelques règles pour éviter le bad buzz
- Indiquer explicitement le partenariat. Comme le rappellent les recommandations de l'ARPP, pas de #ad ou #sp qui ne parlent pas à tout le monde mais un très clair « en partenariat avec ».
- Vérifier le nombre d'abonnés. Plus d'un annonceur ont pu se faire abuser par des influenceurs à plusieurs milliers de fans qui avaient acheté de faux abonnés. Le site Social Blade permet en un clic de vérifier l'authenticité du compte.
- Attention à Twitter. C'est le réseau social de l'invective et les réactions à un dérapage peuvent être violentes comme l'a montré l'exemple de Kenzo. Dès lors que l'on sort du cadre du tweet sponsorisé, il faut être très vigilant sur la formulation.
- Privilégier la cocréation avec l'influenceur. Plus qu'un placement de produit sans valeur ajoutée, une vraie production de contenu dans le ton de la chaîne du youtubeur génère de l'engagement sans dénaturer la relation avec sa communauté.
- Lâcher prise. Communiquer avec un influenceur implique de ne pas tout maîtriser, surtout sur des formats comme Instragram Stories ou Snapchat. Si l'annonceur n'y est pas prêt, il faut éviter le live.
- S'excuser en cas de dérapage. Une maladresse est toujours possible, l'influenceur doit le reconnaître, car il a plus à perdre que la marque.