Avoir un mauvais manager pèse toujours sur le bilan de l’entreprise. Aussi, savoir éviter les mauvaises pratiques peut éviter bien des déconvenues.
Kakistocratie, treize lettres, aux origines grecques. Un mot qui a fait une percée notoire dans le verbiage managérial en 2024, cheminant de janvier jusqu’à cette rentrée. Isabelle Barth, conférencière qualifiée de « top voice » sur LinkedIn, professeure agrégée des universités en sciences de gestion, l’a remis sur le devant de la scène, avec son livre paru aux Éditions EMS, « La kakistocratie ou le pouvoir des pires ». Un mot visiblement aux contours flous. Pour preuve, le site Amazon le dit lié à un autre titre : L’herboristerie, le pouvoir curatif de la phytothérapie !
Un mot qui intrigue : 3 800 exemplaires vendus. Un beau score pour un ouvrage du monde l’entreprise. « Aucun secteur n’est épargné, aucun univers professionnel, commente Isabelle Barth. La CIA dénonce la kakistocratie de Trump. La démission de Thierry Breton en est aussi une illustration. Quand l’incompétence devient gênante… Cela se saurait si la compétence mettait à l’abri… »
Problème, ces expériences de mauvais management peuvent coûter cher à l’entreprise. « Entre 100 % et 150 % de la rémunération brute annuelle, estime Jean-Pierre Baudinat, talent management director chez LHH, services de ressources humaines, membre du groupe Adecco. Aux coûts directs, le salaire du cadre (ou du dirigeant) incapable de manager, il convient d’ajouter les frais indirects, et de multiplier par autant de proches collaborateurs. Le système des dominos. Financièrement, cela peut être monstrueux, sans compter l’impact humain. »
Et Jean-Pierre Baudinat d’égrener des noms qui ont défrayé la chronique : Ubisoft et son ambiance toxique qui s’est traduite en 2024 par des poursuites contre trois anciens hauts cadres pour harcèlement sexuel et moral, France Télécom (devenu Orange) et sa crise des suicides en 2009 qui a conduit à la condamnation de ses deux anciens dirigeants pour « harcèlement moral institutionnel », PagesJaunes (devenu Solocal) et sa descente aux enfers après des restructurations ratées…
À l’instar de Loïc Douyère, directeur associé du Florian Mantione Institut, nul n’a oublié Kodak, à l’origine du brevet sur le numérique, et pourtant complètement laminé par la vague digitale. La faute à qui ? « On fait souvent la promotion de collaborateurs que l’on ne peut pas licencier, souligne Jean-Pierre Baudinat. À terme, les organigrammes comptent pléthore d’incompétents qui montent… »
Turnover révélateur
Premier point d’interrogation, donc, la longévité dans le poste, en particulier dans les grandes entreprises. « Dans les grands groupes industriels, la performance obéit à des cycles de trois ans : vous auditez, vous imaginez, vous mettez en place, détaille Jean-Pierre Baudinat. Un manager en poste depuis plus de dix ans n’est pas challengé. N’a-t-il pas des bénéfices à ne pas faire bouger les choses ? Pas de couille, pas d’embrouille », résume-t-il trivialement. Le risque est d’accélérer la décroissance de l’organisation – au moment où le mouvement s’accélère avec l’intelligence artificielle…
Le turnover des collaborateurs est aussi révélateur. Si le mauvais manager est immuable, indéboulonnable en kakistocratie, ses salariés les plus proches fuient, quittent le navire. L’argument est à double tranchant. Le taux normal de rotation se situe entre 5 % et 10 %. Au-dessus, cela s’apparente à une hémorragie. Et c’est un signe. En deçà, le système se sclérose. Et c’est un autre mauvais signe.
Tout manager doit aussi choisir entre la promotion et la sanction. L’inclination naturelle du mauvais va vers la sanction, l’excès d’autoritarisme. Cela peut vite s’avérer contre-productif : « La culture française est marquée par la peur de l’échec, souligne Arnaud Lacan, professeur de management au sein de Kedge business school. Elle s’inscrit dans un schéma de compétition, et non pas de coopération. Il faut gagner contre les autres. On met en place la kakistocratie dès lors que l’on a peur de se confronter à la compétence de l’autre, de peur de souffrir de la comparaison. » À la décharge des managers amateurs de cacocratie – c’est un synonyme -, rares sont les organisations qui leur laissent le pouvoir de promotion.
Entre-soi
Autre signe : une seule tête, un seul diplôme. Un service, des collaborateurs, mais un seul et même parcours partagé par tous. L’entre-soi n’est pas bon. Difficile en effet de dénoncer l’incompétence d’un ancien camarade de promo. « Les recrutements s’effectuent dans le réseau, note Isabelle Barth. Les brèches sont difficiles. La diversité constitue un levier pour lutter contre la kakistocratie. »
Un indice quasi infaillible ? De la formation en pointillé, avec des droits des collaborateurs rabotés ou carrément passés aux oubliettes au motif de la surcharge de travail. Dans certains services, le vieux slogan « la formation tout au long de la vie » a du mal à vivre, en dépit de la communication abondante autour du compte personnel de formation (CPF). « On fabrique de l’incompétence, souligne encore Isabelle Barth, d’où un recours aux consultants extérieurs très développé. »
Fréquente dans le monde l’éducation, l’expression « le nivellement par le bas » vaut aussi dans le management. « Un affaissement vertical, mais aussi horizontal, des compétences, note Arnaud Lacan, par effet de contagion. » Bien sûr, l’absence récurrente d’un responsable est à proscrire. Le mauvais manager a tendance à déserter les bureaux, laissant à ses collaborateurs la gestion des ennuis du quotidien.
Trois questions à Norbert Alter, professeur des universités, auteur de Pour en finir avec le machin : les Désarrois d’un consultant en management, paru aux Éditions EMS
Pourquoi parler de « management à bout de souffle » dans une conférence que vous avez animée à la Maison du management, le 26 septembre dernier ?
Le manager se trouve dans une situation critique. Il ne satisfait pas beaucoup les salariés qui se désengagent, ni les dirigeants qui n’arrivent pas à fidéliser. Il ne faut pas se satisfaire de transformer les organisations pour les rendre plus rationnelles, pour prendre des décisions du haut du perchoir… Il faut rendre les décisions plus intelligentes.
Comment faire ?
À observer un salarié, on s’aperçoit qu’en réalité il fait beaucoup plus que ce que dit sa fiche de poste. Il faut le lui reconnaître. Sinon, ça le mortifie. Faire en sorte qu’il soit capable non pas d’appliquer une méthode et une seule, mais de coordonner est essentiel. La mécanique du quotidien, de l’intelligence pratique doit être prise en compte. Cela ne se résume pas à mettre en place des dispositifs de remontée d’information.
Quels sont les outils d’évaluation de la compétence ?
Il est difficile de la mesurer avec des indicateurs. C’est vrai pour un prof et cela l’est aussi pour beaucoup de métiers. S’agit-il de faire le travail en temps voulu ? Avec la qualité voulue ? En en faisant plus ? Autrement ? Les indicateurs rétrécissent la capacité à identifier la réalité du travail. Le machin, c’est l’hypertrophie du management. On essaie de tout processer. Plutôt que de croire en des principes abstraits, il faut tirer parti de l’expérience du terrain. La compétence est quelque chose en plus, comme travailler en situation complexe, ou risquée. Les mauvais managers, méchants ou toxiques, ne sont pas plus nombreux qu’avant. C’est une question de politique d’organisation.