Journaliste, Alexandre des Isnards observe depuis une quinzaine d’années la vie en entreprise. «La visio m’a tuer», paru chez Allary Editions en mars 2024, constitue le troisième tome de son analyse des grandes mutations du monde de l’entreprise, après «L’open space m’a tuer» (2008) et «Facebook m’a tuer» (2011).
Ancien journaliste à Management, magazine de Prisma, dont l’aventure s’est arrêtée à la fin 2023, Alexandre des Isnards s’intéresse à la visioconférence après avoir décrypté l’open space ou le réseau social Facebook au travail. Avec 21 saynètes, toutes alimentées par des histoires glanées sur des outils comme Reddit, LinkedIn ou dans un coin de bureau, il donne à voir le meilleur, et surtout le pire, de la visio. Via un panel large d’entreprises qu’il aborde « en sous-marin » ou en « passager clandestin » (les noms ont été modifiés), c’est toute l’incohérence de notre modernité au travail qui transparaît.
Entre le collaborateur qui reste à son bureau pour ne pas se rendre dans la salle de réunion, et la concentration, difficile, de celui qui ne peut plus échapper à la journée complète en visio de 9 h à 19 h, vous relayez aussi les conversations parallèles sur WhatsApp, les présentations face à des écrans noirs, sans réaction, la perte du sentiment général de sécurité… Est-ce que tout cela vous effraie ?
Alexandre des Isnards. La vision du télétravail était plutôt idyllique. Mais à force de le pratiquer, travailler ensemble devient difficile, effectivement. Difficile de synchroniser, de transmettre. Les alternants sont d’ailleurs malheureux, et réclament des équipes pour les encadrer. Recruter à distance est simple à mettre en place, mais lâcher une entreprise aussi. C’est indolore. On n’a même pas besoin de le justifier. Or il y a un coût humain. Les candidats, les collaborateurs sont moins engagés.
Diriez-vous que la visio signe la mort du travail ? Ou la mort de la performance ?
Plus que de la mort du travail, je parlerais de la mort du travail en profondeur, avec des ajustements permanents, avec la prédominance des outils collaboratifs. On peut utiliser le terme de cacophonie. Aux mails s’est ajouté WhatsApp, pour le côté informel – arme d’intrusion massive - ou Slack… Autant d’outils pour se faire remarquer. On a en effet d’autant plus besoin de se faire remarquer. On retrouve là le concept de « ruche hyperactive », développé par Cal Newport, si on ne prend pas garde à mettre en place un code de la route face à cette profusion. Beaucoup d’entreprises l’ont fait. Et pour cause. À la réception d’une notification, je réponds ? Ou je ne réponds pas ? Que va-t-on penser de moi ? Les questions se bousculent. Répondre ou pas pousse à interrompre son travail pour avoir ce débat interne… Le travail en profondeur a subi des dommages avec l’open space. Avec la visio, cette dégradation s’est intensifiée !
Trop de canaux de communication tuent donc la communication, et le travail en profondeur ?
Effectivement, d’où ce calage nécessaire, ce code de la route. Mais ce mode de fonctionnement a déjà été adopté là où évoluent des développeurs, avec des plages de « deep work ». Aujourd’hui, tous les moments informels sont formalisés par écrit, avec des émojis. Les entreprises essaient de les recréer. Il y va de la culture d’entreprise. Mais la tendance est grande de surjouer. Les rencontres sont provoquées. On cherche à créer des frissons communs. Mais l’aspect artificiel est très vite perceptible. On veut en faire des tonnes. Le risque ? Cela peut générer de la pression, des obligations. La spontanéité recule. Qu’est-ce que l’after-work, par exemple ? Il y a les « pour », et les « contre ». Le camp des extravertis, et les introvertis. Un « after work » peut être perçu comme du travail, encore. Cette tendance pousse à la mise en scène de soi.
La visio engendre-t-elle la mort des pots de départ, une étape importante dans la vie de l’entreprise ?
Difficile à virtualiser, en effet ! Ce rituel est source de questions. Le télétravail a probablement modifié la nature de la participation. On a, certes, les cagnottes Leetchi, mais combien mettre pour un collègue que vous ne connaissez pas, que vous croisez un jour par semaine. On voit que l’on a changé d’époque. D’ailleurs, une nouvelle expression a vu le jour : « se voir en présentiel ». Il y a quelques années en arrière, elle passait pour un pléonasme. Aujourd’hui, c’est une option. Se voir réellement – physiquement - est perçu comme une contrainte.
Le constat que vous faites de la vie en entreprise n’est-il pas très orienté ? Ne présentez-vous pas une version très parisienne, vue des tours de La Défense, bien éloignée du quotidien des petites et moyennes entreprises, des entreprises de taille intermédiaire (ETI) qui constituent – majoritairement - notre tissu économique ?
La visio n’est pas une question de génération, ni spécifique à Paris ou à l’Île-de-France. On le voit bien : elle se généralise. Certes, ce mode de vie vaut en premier lieu pour le tertiaire. Tout comme le flex office d’ailleurs. Avant la parenthèse du covid, cette pratique était invraisemblable. Mais partout sur le territoire, les salariés se désynchronisent. Aussi, des parades sont-elles développées.
Quelles techniques voient le jour pour compenser la désynchronisation au travail ?
On se met en scène à distance. On s’envoie de la légèreté via les réseaux sociaux, via LinkedIn. Et cela devient une addiction. De professionnel, dédié au recrutement, ce réseau est d’ailleurs devenu social. Une vraie mise en lumière du bas du CV. LinkedIn ? Un indicateur de performance, auquel on se compare. Un fils qui réussit ? On en parle. La mort de quelqu’un ? On en parle ? LinkedIn devient la cafetière du bureau à distance. Les compétences professionnelles sont montrées mais aussi les émotions, pour y déceler le charisme, le leadership, les soft skills – que l’on n’arrive pas à définir, d’ailleurs.
Un effet de balancier est-il possible ?
La visio n’est pas qu’une technologie. Elle a généré un nouveau mode de vie, au détriment de la présence de l’autre. Une vraie révolution comme l’ont été l’open space et Facebook. Cela rebat les cartes. Le retour en arrière n’est pas envisageable. Et comme toute révolution, les excès sont notoires. J’ai bien pris soin de ne pas titrer sur le télétravail : je n’avais pas envie d’être enfermé dans un débat pour ou contre le télétravail. Les entreprises ne sont pas dogmatiques sur ces questions. Actuellement, elles cherchent où placer le curseur. Le bon dosage. Trop de contraintes pèsent – au final - sur la marque employeur. Un point est souvent passé sous silence : la visio modifie les réunions des comités sociaux et économiques (CSE). On se laisse la parole. Les protestations sont impossibles. L’exercice devient très diplomatique. Les négociations pures et dures régressent.