Si la qualité de vie au travail, ou QVT, a su s’imposer en entreprise, le sujet spécifique du manque de sommeil peine à trouver une place dans les préoccupations des dirigeants. Or la dette de sommeil en retard se paie cash.
« Les entreprises rêvent d’une insomnie mondiale ». Docteure en psychologie, psychanalyste, à l’origine des consultations libellées « souffrance et travail », Marie Pezé a le don de la formule qui fait mouche. « La fondation Nobel a – pourtant - envoyé un message à l’humanité, lance-t-elle, en accordant son Prix, en 2017, à trois chercheurs sur le cycle circadien. Or le monde économique et financier fonctionne 24 heures sur 24, avec des bourses ouvertes non-stop. Les collaborateurs sont pris dans l’intensification du travail en France. » Les nuits écourtées du Premier ministre, Gabriel Attal, évoquées lors de sa prise de fonction, ont relancé le débat dans l’Hexagone. Que dire des charrettes, ces moments d’intense activité pour emporter un contrat ou finaliser une réalisation, qui se traduisent parfois par des nuits blanches ?
Un impact colossal sur la santé
« Il y a le bon et le mauvais insomniaque, attaque Marie Donzel, directrice associée d’AlterNego, cabinet conseil en conduite du changement. Le petit dormeur, synonyme de courage inépuisable, un peu superman, avec des tas de projets en tête, héritage des années 80. Et de l’autre, le mauvais, le névrosé, l’angoissé, le bailleur. » À terme, l’impact sur la santé est colossal. Épuisement, irritabilité, conflictualité, harcèlement, risques de suicide, de maladies métaboliques ou coronaires accrus, arrêts de travail à répétition, baisse de l’efficacité, et donc atteinte à la rentabilité… Sans compter les problématiques connexes liées à la prise de drogues, de médicaments ou d’alcool.
Dans des temps économiques chahutés, le sujet commence à émerger. Le voile du tabou se lève, doucement. Il y a sept ans, Camille Desclée a fondé Nap & Up, avec Gabrielle de Valmont, un « cocon de micro-sieste fexible » en forme de coque, avec capote rabattable, à installer dans les entreprises ou dans les hôpitaux. « C’était trop tôt, commente cette jeune entrepreneuse, passée par l’université Paris 9 Dauphine. Mais, aujourd’hui, on a affaire à un sujet de société, avec un pic d’activité lors de la semaine de la qualité de vie au travail (QVT). » Six cents clients, que des très grosses entreprises, ont opté pour cette solution (Renault, Michelin, Domus, mais aussi des Centres hospitaliers universitaires…). Mais, rien du côté de Paris 9, où pourtant l’idée est née. En 2024, cette très petite entreprise reçoit 30 appels par mois. Quatre recrutements sont dans les tuyaux.
La problématique gagne les bureaux, certes. Mais peut-on ouvertement parler de son manque de sommeil en entreprise ? « C’est plus un sujet de machine à café, commente Françoise Veysset, infirmière de formation, membre de l’Association ABC Sommeil. En parler à sa hiérarchie directe ? Ce ne sont ni les bonnes personnes, ni le bon lieu. On n’est pas à l’abri d’un retour, d’une boutade. » Et si les canapés se multiplient, s’y affaler n’est pas toujours bien perçu… Ronflements, position avachie… peuvent nuire à l’image de marque. Style direct, sans ambages, Arnaud Le Bacquer, cofondateur de l’agence GloryParis, reconnaît s’être séparé d’une collaboratrice qui en usait, voire abusait : « À 20 ans, elle dormait tout le temps. Toujours fatiguée ! C’est grave ! Mais on a le droit de dire que l’on est mort. Sur le canapé, on les laisse dormir. Il n’y a que le sommeil qui permet de faire. » Tout est une question de mesure, pour ce sujet qui relie vies professionnelle et personnelle.
Actions cosmétiques
« Je suis tombé dans les addictions pour ne pas dormir, explique Julien Chartier, président de l’Association française des dépendants en rétablissement (Afder), pour être à la hauteur de ce que l’on attendait de moi dans mon job. » Son ancien secteur – il est aujourd’hui retraité - : l’événementiel. Consommer des produits légaux et illégaux pour ne pas dormir, ou pour dormir… « Le moment du sommeil est une vraie difficulté. Et, aujourd’hui, les métiers changent, l’insécurité augmente en entreprise, poursuit-il. La drogue sert à surmonter ça. L’entreprise tombe sur ces questions. Elle doit éduquer ses personnels sur le sommeil. » Encore un vœu pieux ? Sandra Baliozian en a fait son cheval de bataille, avec son agence Sleepie. « Nous ne voyons que des actions cosmétiques. »
D’après un sondage réalisé par Ipsos en 2023 pour le compte du collectif de professionnels de la literie « Parlons Literie », 63 % des Français dorment mal. Et depuis l’instauration en France en l’an 2000 de la Journée mondiale du sommeil, entre le 15 et le 20 mars, la situation se dégrade. On a perdu une heure de sommeil en trois décennies. À cause des écrans qui nous accompagnent partout et peuvent nous maintenir éveillés ? En sus, le télétravail vient probablement creuser le déficit de sommeil un peu plus chaque année : on est passé en deçà de la barre des 7 heures de sommeil par jour en semaine. « Cette organisation fait que l’on ne voit pas tout, commente Aymeric Vincent, directeur de la transformation et de l’innovation RH au sein du groupe Les Echos-Le Parisien. Il y a un vrai risque à passer à côté de certains dysfonctionnements. »
« Mais, jusqu’où va-t-on s’occuper de l’intimité des collaborateurs, interroge Aymeric Vincent. Toutefois, on n’a rien inventé. Henry Ford déjà inspectait les domiciles pour vérifier la qualité de l’hygiène. Maintenant, l’impulsion vient du salarié. »
Trois questions à Géraldine Mandefield, fondatrice et dirigeante de VerbaTeam, spécialisée dans le conseil et les services aux ressources humaines sur l’absentéisme, la prévention santé et la QVT.
Les entreprises vous sollicitent-elles sur la problématique du sommeil ?
Elles ne savent pas déterminer où elles veulent aller exactement, mais s’interrogent sur la santé ou les modes de vie. On teste plusieurs thématiques : nutrition, stress, activité physique ou sommeil… Pathologies et maladies chroniques explosent. Faut-il le rappeler, 40 % des cancers pourraient être évités en fonction des modes de vie. D’où notre proposition de bilans de santé, longtemps réservés aux dirigeants.
Mais la médecine du travail ne le fait-elle pas déjà ?
Les salariés font une visite médicale tous les quatre ans, s’il n’y a pas de problème. Mais la médecine du travail a pour objectif de définir si le collaborateur est apte ou pas à tenir son poste. Le check-up va au-delà, et agit davantage sur la prévention au global. Signe d’une transition du monde curatif vers le préventif. L’entreprise peut être jugée responsable. Ainsi, un cancer a été reconnu comme maladie professionnelle, en raison des horaires décalés. L’entreprise est censée être vigilante. L’état de santé des collaborateurs est vraiment mauvais. Selon différentes études, 10 % d’entre eux ont eu des pensées suicidaires dans les douze derniers mois. La médecine du travail n’a pas les moyens de ses ambitions.
À quel moment les entreprises font appel à vous pour pratiquer un check-up ?
Ce peut être à la suite d'un décès sur site, par exemple. Ou parce que les entreprises – surtout les grandes - cherchent à nourrir leur marque employeur, et à proposer quelque chose d’innovant en la matière. Elles sont dans une problématique de fidélisation ou d’attractivité des collaborateurs. 59 % des salariés souhaitent bénéficier d’un bilan de santé.