L’architecture et le design se féminisent, mais la misogynie a la vie dure. À l’occasion de la journée internationale des droits de la femme, témoignages d’entrepreneures qui ont su s’imposer face aux clichés.
D’après l’étude Archigraphie 2022-2023 du Conseil de l’Ordre des architectes, réalisée par le Credoc, la profession se féminise nettement. « La part des femmes architectes a doublé en 20 ans », note l’Observatoire de la profession d’architecte. Alors que les femmes représentaient seulement 17 % des inscrits à l’Ordre en 2001, cette part s’élève à 32,3 % en 2021. La parité n’est pas acquise en raison des déséquilibres anciens, mais se rapproche. En 2021, près de la moitié (49,7 %) des architectes âgés de moins de 35 ans en 2021 étaient des femmes. Comme dans tous les métiers, elles sont confrontées à des inégalités salariales, à des difficultés à concilier carrière et vie privée, surtout si elles sont à leur compte.
Mais les métiers du bâtiment ont une image de monde d’hommes bruts de décoffrage qui peut être difficile à affronter quand on est une femme, qui plus est jeune. Ce que ne dément pas Juliette Breton, qui a monté son agence de design d’intérieur en 2017 : « J’ai en tête un chantier où le plan n’était pas respecté, et l’entreprise n’a pas accepté que je lui rappelle les consignes. Le ton est monté de façon très agressive mais je n’ai pas cédé. On n’en a pas reparlé, le débat était clos, mais ça ne serait certainement pas arrivé si j’avais été un homme. C’était une entreprise en dehors de Paris, que je ne connaissais pas. Lorsque je travaille avec des artisans de confiance, on avance en équipe, on peut discuter des sujets techniques. »
Question des enfants
Même constat de la part d’Anastasia Ecalard et Mélanie Jaulin, cofondatrices de Studio Gazelles, agence d’architecture et de design : « En province, on ne peut pas choisir nos entreprises, et l’on peut se sentir rabaissées parce que nous sommes jeunes, femmes, Parisiennes, et non spécialisées sur le plan technique. Il y a très peu de femmes dans le bâtiment, en général ce sont les épouses des artisans qui font l’administratif et s’occupent des enfants. C’est un monde qui démarre tôt, avant l’heure où l’on dépose les enfants à l’école. », affirme Anastasia Ecalard. « Il m’est arrivé de visiter un chantier avec ma fille dans le porte-bébé », relate Mélanie Jaulin, qui a un autre souvenir précis d’une relation avec un client : « J’étais enceinte mais je ne voulais pas le dire, car je craignais de passer à côté d’opportunités et que les clients aient des a priori. Nous avons défendu un projet devant sept hommes, après plusieurs cabinets d’architectes qui n’avaient pas été retenus. Nous leur avons présenté les toilettes, en leur disant : "Vous aurez la suite à la signature du contrat". C’était quitte ou double mais le surlendemain, c’était signé. Ils ont aimé notre culot et notre détermination. Peut-être que si on avait été des hommes, ça n’aurait pas eu le même impact. » Le projet en question était le Rex Club, la mythique salle parisienne qui a rouvert à l’automne 2023.
La question des enfants se pose lorsqu’on est en pleine ascension professionnelle, même avec des pères présents. Laetitia Perrin a rejoint le pôle architecture de Louis Vuitton à 28 ans, au début des années 2000, en pleine vague d’ouvertures de boutiques en Asie. « Je voyageais au Japon cinq à six fois par an pour suivre les avancées de chantiers. Mes enfants étaient très jeunes mais ça ne m’a jamais freinée. Je n’étais pas dans la culpabilité, au contraire, cela me sortait de mon quotidien, m’ouvrait à d’autres cultures. De toute façon, le jour où on a des enfants, on est plus efficace, on va à l’essentiel. » L’architecte n’a pas ressenti de sexisme dans sa carrière, sauf à ses débuts en tant qu’indépendante, mais le syndrome de l’imposteur reste prégnant chez les femmes. « Au Japon, il y a un grand respect du client, ma parole était écoutée. En revanche, je pense qu’une femme attend d’être à 80 % de ses capacités pour accepter un nouveau poste, là où un homme y va à 30 % de maîtrise. Il faudrait plus d’accompagnement dans le management pour que l’on se sente légitime. » Aujourd’hui à son compte en tant que designer céramiste, Laetitia Perrin se sent nourrie de son expérience pour naviguer dans le monde des artisans, des fournisseurs, des galeries, après avoir été elle-même commanditaire.
Métier chronophage
Lorsqu’elle s’est lancée à son compte après des années en tant qu’attachée de presse dans le design, Juliette Breton avait aussi des enfants scolarisés. « C’était très intensif. Les chantiers commencent tôt, les rendus des plans finissent tard, il fallait prospecter. Mais j’étais déterminée et portée par le plaisir d’apprendre un nouveau métier. » Anastasia Ecalard et Mélanie Jaulin, 38 et 37 ans respectivement, le reconnaissent : « C’est un métier chronophage, parfois dur humainement. Mais on est des entrepreneuses, on ne peut pas lâcher. Notre entreprise c’est aussi notre bébé. On est flexibles sur nos emplois du temps, on peut travailler tard le soir. Le fait d’être à deux nous permet de partager les difficultés, d’autant plus dans un métier créatif où on est dans l’échange permanent. »
Les perceptions pourraient changer avec les nouvelles générations qui ne se laissent pas marcher sur les pieds, comme l’explique Sophie Darrière, cofondatrice de l’agence Label Expérience. Avec davantage de femmes chefs d’entreprise, on peut aussi espérer plus de sororité et de mise en valeur des talents féminins dans les entreprises de design et d’architecture.
Trois questions à Sophie Darrière, cofondatrice de Label Expérience, agence d’architecture intérieure et de design
Vous dirigez une agence d’une quarantaine de personnes qui réalise des boutiques, des hôtels, des bureaux… Le fait d’être une femme a-t-il eu une influence sur votre carrière ?
Je suis femme, mère, épouse mais dans ma vie professionnelle je suis avant tout architecte et manageuse. Le fait d’être une femme n’a jamais été une faiblesse, je pense toujours compétence d’abord. J’ai deux enfants de 5 et 3 ans mais je n’ai jamais pris officiellement de congé maternité. J’ai été bien entourée par mon mari et j’ai toujours été disponible à 100 % pour mes équipes et mes clients.
Combien y a-t-il de femmes dans votre équipe et qu’est-ce que cela change dans les relations de travail ?
Nous avons 6 ou 7 garçons pour 30 femmes. C’est une équipe très investie, talentueuse, perfectionniste. En face de nous, la plupart des porteurs de projet sont des hommes, ils viennent nous chercher pour notre créativité et notre organisation. Mais nous avons de la chance d’avoir des hommes aussi dans l’équipe et ils apprécient les petites attentions que l’on a entre nous.
Pensez-vous que les jeunes générations sont plus revendicatives que leurs aînées ?
La moyenne d’âge est de 30 ans à l’agence. Nous avons beaucoup de jeunes femmes de 25-26 ans qui savent exactement ce qu’elles veulent et ne laisseraient jamais passer certains messages déplacés. La nouvelle génération s’assume beaucoup plus, elle a envie d’être plus indépendante, d’équilibrer sa vie professionnelle et sa vie personnelle. Il faut la mettre en valeur.