Le monde de l’entreprise reste encore hermétique à la problématique de l’insertion des collaborateurs porteurs de troubles de dyslexie, dyscalculie ou de dysorthographie. Mais l’année de travail qui s’annonce devrait faire bouger les lignes.

« Non, le dyslexique n’est pas teubé ! » Avec ce style direct et familier, Camille Heulin a voulu pousser un coup de gueule, il y a tout juste un an, sur sa page LinkedIn. « Dans le monde de l’entreprise, l’écrit est encore le reflet des compétences, commente cette responsable communication chez Seqens, bailleur social francilien. Une question d’image. D’ailleurs, sur ce réseau social professionnel, il n’est pas rare de lire :Quand on ne sait pas écrire, on ne prend pas la parole”. » Elle est passée entre les mailles du filet. Pas sa mère, ni ses frère et sœur, ni ses enfants. « On a l’impression d’un sujet partagé le temps de l’école. Et il semble disparaître, une fois sur le marché de l’emploi. » Tout comme sa sœur ou sa mère, son frère ne l’a jamais dit dans leurs milieux professionnels. Il est directeur artistique. C’est un « pubard ».

​​Cette situation est loin d’être un cas isolé. Selon une étude publiée en juin par LinkedIn France, 59 % des actifs dyslexiques déclarent cacher leur dyslexie lors d’un entretien d’embauche, et ils restent 50 % à le faire dans le cadre de leur travail quotidien. Des statistiques à rapprocher des 10 % de Français concernés par un trouble « dys » : dyslexie, dyscalculie, dyspraxie, dysorthographie, dysphasie ou bien encore dysgraphie… Cela fait du monde. Et pourtant, « en dehors de la semaine du handicap, en dehors de ces jours-là, c’est compliqué », confie Axel Vuillemin, gestionnaire contrôleur chez l’imprimeur Exaprint, fier d’être dans le milieu du livre, et par ailleurs président d’une toute jeune association dédiée à Montpellier, les Jeunes adultes Dys.

« Surtout ne parle pas de ta dyslexie ». Damien Aimar se souvient bien de ces propos. Il les a entendus dans l’Éducation nationale, en tant que futur professeur, lorsqu'il était sur le point d’être titularisé. Mais privé et public : même constat. « Les entreprises sont aujourd’hui dans une phase d’éveil des consciences, affirme ce maître de conférences en économie-gestion, à l’université d’Aix-Marseille, et par ailleurs auteur d’une thèse titrée “Les compétences des travailleurs dyslexiques : des ressources cachées pour l’organisation ?”. Très peu le disent au niveau du comex, contrairement à un Elon Musk, Steve Jobs, Walt Disney, Richard Branson ou au fils du roi en Belgique, par exemple. C'est un vrai problème culturel en France. Aucun ministre n’en parle. Un tabou sociétal. » Financé par son université, Damien Aimar entame une nouvelle étude sur le sujet au cœur de grandes entreprises, en France et à l’étranger. Son titre ? « J’ai vu des salariés pleurer ».

Vitrine LinkedIn

Si on décide d’en parler, quand faut-il le faire ? « Difficile de trancher, quand on n’est pas le premier concerné, reconnaît Vincent Binetruy, directeur France du Top Employers Institute. S’assurer que l’entreprise a créé un environnement de travail sécurisant est nécessaire. Mais, légalement parlant, rien n’oblige un collaborateur à le dire. Pourquoi ne pas l’aborder lors du passage en revue des compétences… ». Avec ses 26 millions de membres, et ses 500 000 entreprises référencées, LinkedIn France constitue une belle vitrine, peut être à même de faire évoluer les mentalités. Depuis 2022, la plateforme professionnelle reconnaît « la pensée dys » comme une compétence.

« Pas moins de 22 000 professionnels l’ont déjà adoptée dans le monde, témoigne Esther Ohayon, directrice de la communication de Linkedin France. Créativité, persévérance, capacité de mémorisation… autant d’atouts que recouvre cette pensée-là. » Les initiatives se multiplient, comme le programme « Indyspensable » en Auvergne-Rhône-Alpes, développé par le Medef régional, en partenariat avec Pôle Emploi. L’objectif ? Embarquer toutes les parties prenantes (organismes de formation, porteurs, Missions locales, entreprises, managers, orthophoniste…). 140 salariés ont ainsi été repérés et accompagnés. « Une étude de 2019 signée Deloitte montre une progression de 30 % du chiffre d’affaires pour une entreprise qui fait appel à la diversité. Il s’agit d’un levier de performance », rappelle Laurence Gattini, coordonnatrice du projet « Indyspensable ». Cette expérimentation pourrait être dupliquée. « Le plus gros handicap est le manque de confiance à force d’échecs », souligne Benjamin Parmentier, cofondateur d’Inokufu, société d’outils de recherches pédagogiques. Lui a fait le choix de l’afficher dès la première ligne de son profil Linkedin.

La boîte à outils

Des trucs et astuces simples sont mentionnés par Aurélie Renard-Vignelles, conférencière sur les « dys » atteinte de troubles dys : pas de police Times New Roman, mais Arial, avec moins d’empattements, des caractères en taille 14, des paragraphes non justifiés, mais collés à gauche, mettre plus de virgules pour faciliter le rythme de la lecture, des consignes basées sur des pictogrammes, proposer le correcteur Antidote, ou… recommander ChatGPT. Et puis, pourquoi ne pas participer au festival de courts métrages « Regards croisés de Saint-Malo ». DRH d'Audiens, Anne Delbègue est une adepte depuis douze ans : « Cela fait plus pour l’image du handicap que les milliers d’euros dépensés pour la formation. »

Trois questions à Concepcion El Chami, présidente de Dyslexiques de France

Le monde de l’entreprise s’est-il saisi du sujet de l’intégration des dyslexiques ?

Si des demandes de sensibilisation se font jour, le sujet n’est pas encore suffisamment pris à bras-le-corps dans les entreprises. Et je souhaite qu’il soit mis sur le tapis, notamment à l’occasion de la publication – dans les tout prochains mois – de la deuxième édition du livre de Brock L. Eide et Fernette F. Eide, experts américains en neurosciences, La Force insoupçonnée des dyslexiques (éditions Hachette Pratique), avec une mise à jour qui s’appuie sur les dernières recherches. On s’attend à une levée de boucliers des chercheurs, de « l’establishement » qui tient la place.

Qu’est-ce qui fait débat ?

Dans la science, il y a toujours ceux qui poussent vers l’avant, et ceux qui tirent en arrière. Et c’est le cas en ne disant que ce que les porteurs de troubles « dys » ne peuvent pas faire. Il ne s’agit pas d’une maladie, mais d’une façon d’être, différente. Regarder le sujet dans sa globalité est indispensable. Il faut se retrousser les manches. D’ailleurs, la cohorte Marianne, premier programme de recherches sur le neuro-développement, qui va se développer dans cinq grandes villes, va être un formidable outil de communication. Sans compter la campagne, en partenariat avec LinkedIn France.

Un vrai coup d’accélérateur et/ou de projecteur sera donc mis sur les troubles « dys » en 2023-2024 ?

On voit arriver la première génération de « dys » qui a pu faire des études supérieures. Aussi, c’est en train de bouger. Une étape est sur le point d’être franchie. Mais, faut-il le rappeler, 30 % des Français ont un fonctionnement « dys ». On a longtemps été bâillonné. Fin 2023, ça va bouger.

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