Deux projets pluridisciplinaires ont été lancés au printemps 2024 pour réfléchir à une IA compatible avec la démocratie, ou qui pourrait la soutenir.

Et si l’intelligence artificielle venait au chevet de la démocratie ? Le succès de cet outil et notamment ses déclinaisons « génératives », interroge sur ses pouvoirs et ses limites ou ses dangers d’un point de vue politique. Mais refuser en bloc l’IA passe pour de l’inconséquence, ou relève au mieux de la cécité. Aussi, coup sur coup, deux projets distincts ont vu le jour en France, portés au niveau mondial, pour entamer des réflexions profondes sur ce que l’IA peut apporter à la vie politique.

Fin mai 2024, tout d’abord, avec le lancement des « Communs démocratiques », un partenariat entrepris par la plateforme de mobilisation citoyenne Make.org, avec Sciences Po, Sorbonne Université et le CNRS. Le projet veut « exploiter le potentiel de l’IA générative pour préserver et renforcer les fondements de la démocratie dans un monde confronté à une crise de confiance institutionnelle sans précédent et à une guerre informationnelle croissante ». Concrètement, les Communs démocratiques se veulent avant tout un projet de recherche, et veulent réunir une cinquantaine de chercheurs et d’ingénieurs, pour plancher sur l’imbrication des sciences sociales avec cette nouvelle technologie.

Faire de la philosophie politique

« Nous voulons faire ce que personne n’a fait : de la philosophie politique afin de déterminer des principes démocratiques qui s’appliquent à l’IA », affirme Axel Dauchez, fondateur et CEO de Make.org. Comme colonne vertébrale de cette initiative, une réflexion autour des biais. « Le mouvement actuel autour de l’IA fait qu’elle s’infiltre partout, et même au cœur des processus électoraux, de ce qui est amené à construire la loi et à exercer la politique publique. Il nous faut donc construire une IA compatible avec l’usage citoyen et dotée d’une sensibilité particulière », résume Axel Dauchez. Cela revient à « redresser » les résultats des algorithmes, du fait de la prise de conscience des biais initiaux. « Comment faire pour qu’une IA n’ait pas de biais d’opinion, de représentation ? s’interroge Axel Dauchez. Cela demande de bien définir les principes de départ, car sinon, on ne sait pas à quoi on se compare, et il est impossible de redresser quoi que ce soit. »

Autre biais souvent moins commenté : « Le biais de pluralisme, détaille Alicia Combaz, directrice générale de Make.org. Il revient à déterminer, dans la synthèse des données, la part que l’on donne aux idées majoritaires par rapport aux idées minoritaires. » Car en termes de data, la loi du plus grand nombre est-elle toujours la bonne ? En bout de chaîne, les Communs démocratiques veulent établir, d’une part, un modèle d’évaluation « démocratique » des IA proposées sur le marché, et d’autre part, un outil d’entraînement pour « débiaiser » les IA utilisées.

Fortes turbulences

Autre projet lancé, la coalition « AI for Peace », initiée par le Moho, à Caen. Cet espace hybride, co-créé par Olivier Cotinat, rassemble des « coalitions » dont le but est de plancher sur différents sujets, une communauté d’entrepreneurs, le tout hébergé dans un espace de 7 500 m2 au bord de l’Orne, dans la ville normande. Son but : travailler sur le temps long, pour la paix. « En 2014, j’ai lu dans un journal que la Normandie faisait partie des lieux du monde avec une forte notoriété, du fait du débarquement de la Seconde Guerre mondiale, au côté de la Californie, de Hollywood, de la Catalogne ou de la Floride… C’est un lieu historiquement fort, qui me paraissait adapté pour créer un collectif pour l’Histoire », retrace Olivier Cotinat.

Le fondateur s’aperçoit que le monde est traversé par des instabilités fortes, qui mettent en danger l’équilibre. « La paix est la conséquence multifactorielle de stabilité globale : économique, climatique, démocratique… Or notre monde est et sera traversé par de fortes turbulences à de nombreux niveaux », déplore-t-il. Face à cela, il veut permettre des rencontres interdisciplinaires pour plancher, à long terme, sur des problématiques complexes et systémiques : la pollution plastique, par exemple, ou la ville résiliente, sur lesquels le Moho travaille déjà. Et donc, depuis le 6 juin 2024, sur « l’IA pour la paix ».

« Nous ne sommes pas techno-solutionnistes, mais notre but est de voir comment l’IA peut nous aider à faire émerger des solutions concrètes sous plusieurs sous-thèmes : l’éthique, les biais, les fake news… Dans des domaines larges comme la santé, l’éducation, l’environnement, la sécurité et l’alimentation. Nous voulons inviter à regarder l’histoire dans sa complexité », précise-t-il. Le projet réunit l’Unesco, le cabinet BCG, l’université de Berkeley, Schoolab ou encore l’agence de recherche Kite Insights et veut rassembler tous les types d’acteurs : grandes entreprises, start-up, pouvoirs publics, universités, ONG et citoyens. Au programme, des conférences, des challenges de solutions au niveau mondial, et une « summer school ». Il est tout de même intéressant de constater que la démocratie reste à la mode.