À l’approche des Cannes Lions, Stratégies a pu échanger avec David Droga, le créatif le plus primé de tous les temps. Le PDG d’Accenture Song dévoile les ambitions de l’agence internationale et revient sur l’évolution du secteur de la pub avec la naissance de nouvelles technologies.
Il est sans aucun doute le créatif le plus vénéré au monde. David Droga, 55 ans, fondateur de Droga5 et PDG d’Accenture Song, est le plus primé de tous les temps aux Cannes Lions et le plus jeune récipiendaire du Lion de St. Mark - venant récompenser sa carrière consacrée à la créativité en communication. Dans une interview exclusive avec Stratégies, la mégastar australienne parle de créativité, d’IA, de Lions… et dévoile les ambitions d’Accenture Song, qui a remporté le budget mondial de Peugeot, en France. (L’entretien est disponible en version anglaise ici)
Tout d’abord, David, à combien de Cannes Lions avez-vous assisté et quels sont vos meilleurs souvenirs du festival ?
David Droga. Cette année, je crois que c’est mon 25e festival ! J’ai pu l’explorer de bien des points de vue et j’en ai apprécié chaque dimension car il n’est jamais le même. C’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles je l’aime. En dehors de l’aspect social, qui me permet de revivre ma carrière, car je peux revoir des personnes avec qui j’ai travaillé, en Australie, en Asie, j’aime voir l’impact du travail créatif, comment il a mûri, évolué et diversifié. Évidemment, le festival s’est considérablement étendu, avec toutes les autres industries qui se sont ralliées et ont joint leurs forces et se sont en quelque sorte attachées à lui. Regarder toutes ces strates, c’est un peu comme compter les anneaux d’un tronc d’arbre. Il suffit de regarder la plage… Les fêtes sur le rivage disent à elles-seules qui a de l’argent dans l’industrie : des holdings aux entreprises de médias, des entreprises de divertissement aux entreprises technologiques, aux plateformes… Le festival constitue en quelque sorte un instantané pris sur le vif. De plus, personnellement, je suis conscient que le festival a toujours été gentil avec moi (sourire) ! Je reste motivé et inspiré par ce qui s’y passe : la nécessité de la créativité reste le cœur, la substantifique moelle du festival.
Diriez-vous que nous sommes passés d’un festival de la publicité à un festival de la créativité au sens large du terme ?
C’est nécessaire. Je viens de l’industrie de la publicité, j’ai commencé comme rédacteur publicitaire et j’ai créé une agence de publicité, mais je pense que la longévité du festival exige de l’élargir de la publicité à la créativité. La créativité est un élément liquide, soluble dans n’importe quelle industrie. C’est important, car ce qu’on nous demande de résoudre maintenant dépasse de loin la simple publicité. Lorsque les Cannes Lions étaient un festival créatif purement publicitaire et qu’ils invitaient des marques, beaucoup de gens étaient très contrariés par la présence des clients. J’ai toujours pensé que c’était une excellente idée : le festival, nous ne pouvons pas le faire en autarcie. Nous ne créons pas une parade juste pour nous amuser. Le festival est là pour faire avancer les affaires. Et pour cela, vous avez besoin des clients : dès que les clients ont afflué sur la Croisette, l’argent est venu avec… et c’est la raison pour laquelle c’est probablement le festival créatif le plus influent au monde.
Pensez-vous que le nombre de Lions pour des campagnes utilisant l’IA augmentera cette année ?
Il n’y a aucun doute sur le fait que l’IA constitue un outil technologique transformationnel profond. Mais dans le contexte des choses créées avec l’IA, en particulier le marketing et la publicité, il existe encore beaucoup de barrières à cause des questions de propriété intellectuelle (IP), de licences… Si vous demandez « L’IA va-t-elle transformer plusieurs industries ? », elle le fera absolument ! Mais je ne pense pas qu’elle remplacera le besoin de créativité. Même si, in fine, toute créativité ne mérite pas d’être préservée. La créativité qui nous fait avancer ne sera pas remplacée par l’IA. L’IA évacuera le médiocre, le banal, le paresseux. Je suis excité et intimidé par l’IA, mais ça reste un outil. Et au fond, toutes les technologies ont fait avancer la créativité, si vous regardez l’histoire : internet, télévision, photographie… Ce sont toutes des formes de technologie.
Ce qui change, c’est le rythme, la vitesse et la nature exponentielle de l’IA. Je pense que dans le contexte du marketing, de la création d’idées ou du montage de vidéos, l’IA va générer des trucs un peu « gadgets » ou des contenus d’urgence mineurs, mais je ne pense pas que ce soit vraiment là que l’IA se manifeste dans le monde réel pour le moment, comme nous pouvons l’observer chez Accenture Song. L’IA est bien présente en marketing, mais pas vraiment dans la publicité : on la retrouve dans le marketing de performance, dans la personnalisation, beaucoup, mais elle est aussi très répandue dans le service, la relation client. Maintenant, peut-être l’IA n’est-elle pas récompensée et célébrée autant qu’elle le pourrait. Mais je ne pense pas que l’IA va beaucoup bouleverser le monde dans lequel j’ai grandi, fait de télévision, d’affichage… Encore une fois, parce qu’il y a encore beaucoup d’obstacles à surmonter.
En tous les cas, tout le monde, collectivement, essaie de bâtir des garde-fous autour de l’IA. D’ailleurs, je vais co-animer une rencontre à Cannes avec la CTO d’OpenAI Mira Murati [« Quand l’IA défie et défend la créativité humaine », lundi 17 juin]. Ce qui est une bonne chose, car nous devons parler de la nécessité de l’harmonie entre la technologie et la créativité. Je laisse un moment ma casquette de PDG et retourne à ma casquette originelle de président créatif de David Droga, et nous avons une conversation très productive.
Mais vous savez, ce dont nous devons nous méfier, et cela arrive chaque année - un peu l’année dernière avec l’IA, cela s’est beaucoup produit avec le métavers -, dès qu’il y a une technologie émergente, soudainement chaque agence prétend être experte. Et ils changent leur titre de gourou du métavers en gourou de l’IA, quoique ça puisse vouloir dire… Nous, en tant qu’industrie, devons adopter l’IA. Nous ne pouvons pas seulement être des guides touristiques. Nous devons être une industrie de créateurs, et créer et façonner ce que l’IA va faire pour notre industrie. Mais encore une fois, pour répondre à votre question, on ne retrouvera pas encore l’IA en force dans le domaine de la publicité. A Cannes, vous la verrez peut-être apparaître dans certaines catégories, Innovation, dans certains travaux de design - peu importe, mais « it’s coming ! ». La plupart des gens sont inquiets, mais évidemment tout cela ne rendra pas notre industrie obsolète. Nous devons apprendre à dompter l’IA, à la diriger, l’influencer. Et, comme je l’ai dit, elle nous permettra de faire des choses que nous ne pouvions pas faire avant et cela m’excite en tant que créatif.
Vous avez dit que « la créativité devrait avoir une place à la table des dirigeants » au lieu de « courir après une sorte de “hype” », comme le « métavers, métavers, métavers ». Pensez-vous que le marché publicitaire est toujours d’une faiblesse coupable vis-à-vis des effets d’engouement, avec une vision court-termiste ?
Nous sommes conditionnés à courir après des cycles de « hype », beaucoup de nos clients le sont aussi. Je pense que la clé est de rester passionné par toutes les innovations, mais aussi de prendre le temps de comprendre comment elles vont se manifester. Oui, le monde entier est devenu fou du métavers. Sa « hype » a diminué un peu, mais il y a encore tout un univers à explorer dans l’immersion, la réalité augmentée (AR) et la réalité virtuelle (VR). Mais peut-être pas au rythme que nous envisagions…. La différence entre le métavers et l’IA, c’est que l’IA a des applications tangibles, et essaime exponentiellement.
Pour répondre à votre question, je pense que, oui les créatifs doivent avoir une place à la table des décisions. Et cela concrétise non seulement en faisant diriger des entreprises par des créatifs, mais aussi en comprenant dès à présent qu’il faut éviter de rester sur la touche, regarder une technologie comme l’IA prendre le contrôle de notre industrie et être passifs à ce sujet. Nous devons être optimistes et nous y insérer - et surtout pas nous plaindre ou gémir parce que notre industrie est dévorée. Parce que nous pouvons faire tant de choses avec l’IA. C’est d’ailleurs ce dont Mira Murati (OpenAI) et moi allons parler… Les innovations technologiques ont besoin de nos cerveaux irrévérencieux, illogiques, latéraux et ambitieux ! Comme je l’ai dit, les scénarios improbables, l’empathie, l’humanité, toutes ces choses peuvent créer des choses merveilleuses. Donc la créativité doit être à la table des grands et nous devons y prendre d’ores et déjà des décisions, plutôt que de rester en aval.
Comment vous tenez-vous informé de tous ces sujets technologiques ? Êtes-vous toujours en phase d’apprentissage ?
David Droga : Pour être honnête, une des raisons pour lesquelles j’ai pris ce poste est qu’il me donnait l’opportunité de me remettre les mains dans le cambouis et d’apprendre sur des sujets que je ne connaissais qu’à moitié ou que j’appréhendais de loin. Vous savez, c’est la première fois en 25 ans que je me sens à la fois intimidé et excité. J’ai adoré tout ce que j’ai fait dans la publicité. J’ai aimé Droga5 et ce que nous avons accompli : mon objectif chez Droga5 était de créer l’agence créative la plus influente au monde. Mais désormais, nous vivons dans un monde où, si vous entendez avoir une pertinence mondiale et un impact profond, vous devez intégrer la technologie, et cela ne peut pas être simplement un à-côté. La beauté d’Accenture, c’est qu’elle est fondamentalement une entreprise technologique : on y parlait de l’IA il y a dix ans, avant que ce soit à la mode ou même discuté. Pour moi, c’est excitant parce que je suis entouré d’experts. J’apprends. L’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas pris ma retraite, c’est ma conviction profonde qu’un créatif doit s’insérer dans ce mouvement, ce « momentum », qui engendre autant de dynamisme et d’influence.
Quelles entreprises considérez-vous comme vos rivales ? Et que pensez-vous de l’éternel débat sur la concurrence entre les cabinets de conseil tels qu’Accenture, Deloitte, Capgemini et les géants de la communication, tels que WPP, Publicis… ?
Je pense que c’est un débat dépassé parce que nous sommes en concurrence avec tous. Nous avons le privilège d’être les seuls à jouer dans tous les cercles. Si vous regardez la diversité de nos relations avec les clients et ceux contre qui nous nous mesurons, évidemment, nous sommes en concurrence avec les groupes publicitaires parce qu’ils représentent des marques et le marketing qui sont une partie de notre activité, mais aussi contre Deloitte et consorts. Mais nous nous voyons comme un groupe créatif propulsé par la technologie.
J’estime avoir la chance d’avoir intégré un modèle tourné vers l’avenir, dans le sens où je ne suis pas pris en otage par un héritage vieux de 100 ans qui pourrait me freiner. Cela fera trois ans que je suis PDG en septembre. Depuis que j’occupe ce poste, nous avons acquis environ 15 entreprises dans le domaine des produits numériques et de la data, avec quelques pincées d’entités créatives et de médias numériques. Notre travail n’est pas de nous situer dans l’espace médiatique traditionnel. Ce n’est pas le jeu auquel nous devons prendre part, ou que nos clients veulent que nous soyons.
Quelles sont vos ambitions en France ?
J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour votre pays. Pendant deux ans, j’ai travaillé pour Publicis [New York] et je suis un grand fan de Maurice [Lévy]. Le marché français n’est pas nécessairement très grand, mais c’est un marché très important. Il est évidemment dominé par quelques acteurs patrimoniaux. Notre travail, ici, est de proposer une offre tournée vers l’avenir unique. Nous sommes beaucoup plus concentrés sur l’ensemble du parcours client, qui ne se limite pas au marketing mais va du service client au commerce électronique, aux produits numériques… Sur le marché français, nous avons investi dans un nouveau leadership dynamique, nous nous enorgueillissons également de nouveaux talents créatifs formidables. Au sujet de Peugeot, c’est une grande marque et nous sommes très enthousiastes à l’idée de l’opportunité qui nous est donnée de travailler pour elle. Nous ne prenons pas cela à la légère. Nous voulons prouver notre valeur. Le marché français est très important pour nous, car c’est un marché spécifique. Il y a beaucoup d’industries très importantes, l’automobile évidemment, le luxe, etc.. Oui, je veux vraiment que nous réussissions sur ce marché. C’est encore le début, mais je dirais : « Watch this space ! » !
En ce qui concerne Peugeot par exemple, vous projetez-vous dans une relation à long terme ? Beaucoup dans l’industrie déplorent que les clients soient plus infidèles et volatils que jamais…
On constate ce phénomène à l’échelle mondiale, mais encore une fois, cela se passe surtout dans le champ du marketing. La durée de mandat d’un CMO s’est considérablement écourtée. Mais si vous avez une offre qui parle à chaque siège du conseil d’administration, pas seulement aux CMOs, alors vous êtes beaucoup plus intégré dans leur entreprise. Ne vous méprenez pas. J’adore le marketing, c’est mon background. Je suis un conteur dans l’âme, mais la meilleure façon de préserver cet aspect du métier est de comprendre que la chaîne d’approvisionnement des annonceurs, leur service client ou leur programme de fidélité sont tout aussi importants pour construire des choses qui font une réelle différence. Ce qui me dérange aussi dans l’industrie, c’est le fait que de nombreux groupes ont externalisé la créativité, en se concentrant sur les problématiques médias. Ils ont dévalorisé les relations entre les marques et leurs agences créatives au sein du monde des clients parce que tout ce qui les intéresse est : « Comment sécuriser les médias ? » Il n’est donc pas étonnant qu’on assiste à une perte de respect mutuel entre de nombreux CMOs et les agences parce que les directeurs marketing pensent trop souvent en termes de « chop and change » [prendre et jeter], ils ne croient pas en la construction de relations durables.
Envisagez-vous d’acheter des agences en France ?
Je ne pense pas que l’achat d’agences créatives soit ce dont nous avons besoin dans l’immédiat. Je pense que c’est quelque chose que nous pouvons développer organiquement.
Parfois dans la publicité, les gens semblent conformistes, suiveurs, et depuis de nombreuses années, les campagnes axées sur le « purpose » dominent à Cannes. Pensez-vous que cette frénésie va durer ou est-il temps de se réinventer ?
Pour moi, ce qui importe, c’est de réaliser des choses qui contribuent au monde, donc je ne suis pas contre le travail axé sur le « purpose ». Je pense que ce qui s’est passé, c’est que beaucoup de gens ont commencé à réaliser ce genre de travaux, non pas parce qu’ils se soucient du « purpose », mais parce qu’ils se soucient de gagner quelque chose avec le « purpose ». Je pense que tout au long de ma carrière et chez Droga5, avant que ce soit tendance, nous avons consacré une partie de notre temps à des choses axées sur le purpose. Parce que j’y crois, fondamentalement. Cela correspond à ce que je suis : ma mère était une militante environnementale.
Ce qui s’est passé, c’est que c’est devenu une ficelle facile, utilisée pour les prix, pas pour l’impact. Mais je refuse de penser que les entreprises ne se soucient pas d’apporter leur pierre à l’édifice, parce que je pense que chaque entreprise devrait avoir une conscience et faire ce qu’elle peut pour contribuer à la bonne marche du monde - mais pas de manière cynique.
Cette année, Cannes a ajouté une catégorie « humour »…
C’est assez cocasse, mais c’est un reflet de ce qui se passe dans la société maintenant. Tout est tellement politiquement correct, l’humour, l’esprit ont été évincés de tout… Donc je pense qu’il s’agit d’une réaction-réflexe à cet état de fait. C’est dommage qu’ils aient dû créer ce prix, mais je vais probablement beaucoup apprécier le fait qu’ils l’aient fait ! (sourire)
Vous êtes le créatif le plus primé à Cannes. Quelle est votre recette miracle ?
Vous savez, j’ai abandonné mon titre créatif il y a deux ans et demi et je pense que j’ai toujours été fasciné par la création de choses qui ont un impact. Je n’ai jamais voulu avoir un style unique ou regarder dans le rétroviseur. Je n’ai jamais voulu être catalogué, être juste un pro de la télévision, un as de l’affichage… Tout support est excitant pour moi. Plus que tout, j’aime créer des choses qui ont un impact dans le monde. Et si vous le faites avec votre imagination, quel plus grand privilège, n’est-ce pas ?
Quel va être votre programme à Cannes, hormis les conférences ?
Eh bien, c’est une bonne occasion de voir des membres de mon équipe mondiale et beaucoup de nos clients mondiaux. Mais égoïstement, je vais pouvoir voir des personnes avec qui j’ai travaillé tout au long de ma carrière, depuis que j’avais 18 ans et que je commençais dans la publicité. Je peux vraiment embrasser du regard toute ma carrière dans un seul bar, dans un seul restaurant, ce qui est assez drôle… Mais plus important encore, j’espère sortir de cet événement plus inspiré que jamais par la promesse de nos industries. Cannes est là pour me remplir d’énergie plutôt que pour décompresser ou pour réseauter, car je ne suis pas vraiment un homme de réseaux. Tant que la créativité reste au centre des Cannes Lions, j’aurai foi en ce Festival.
Dates et chiffres clés
2006. David Droga fonde Droga5 à New York.
2019. Droga5 est vendu à Accenture Interactive.
2021. David Droga est nommé PDG mondial d’Accenture Song.
2022. Accenture Interactive est rebaptisé Accenture Song.
18 milliards. En dollars, le chiffre d’affaires d’Accenture Song, en hausse de 14 % par rapport à l’année précédente et de 12,5 milliards de dollars depuis la nomination de David Droga.
60. Nombre d’acquisitions depuis la création d’Accenture Song, dont 15 acquisitions depuis que David Droga a pris le poste de PDG.
+ 740 000. Nombre d’employés d’Accenture dans le monde.