Coronavirus
Le 11 mai, jour prévu du déconfinement, devrait, si l'on en croit une idée de plus en plus répandue, constituer le premier jour du « monde d'après ». Bouleversés dans leur vie, parfois dans leur chair, en tout cas dans leur habitudes, les consommateurs sont nombreux à dire vouloir modifier leur comportement, emprunter une voie moins consumériste, plus raisonnée. Pour les marques, et ceux qui s'en occupent, quel visage aura le marketing du jour d'après ? Stratégies a interrogé huit planneurs, vigies des agences.

Sébastien Genty, directeur general et directeur du planning strategique de DDB, fondateur du Collectif du Planning Stratégique

« Quel sera le marketing d’après ? Je n’en ai évidemment aucune idée. Parce que le marketing est une suite de cas particuliers, et parce que nous vivons une histoire dont la fin n’est ni claire, ni écrite. N’émergera que ce que nous désirons voir émerger. Alors, à défaut de certitude, il y a pour moi un après désirable. Un après désirable, au nom de l’efficacité, d’envies personnelles et d’une saison à venir où il n’y aura pas d’autre choix que de faire des choix.

Cet après, il pourrait ressembler à ça. Plus de long terme et moins d’éphémère. Une consommation qui transforme plus qu’elle ne détruit. Plus de radicalité. Être "très quelque chose", pour ne pas être "presque rien". Très engagée, très poétique, très drôle, très spectaculaire, très collective, très touchante, très radio, très télé, très sociale, très irrévérente, très haut de gamme, très accessible, très courageuse, très distante, très militante… Plus d’attention portée à ce qui ne change pas. Plus d’importance accordée à la cohérence entre les discours et les actes, un peu moins à celle des codes entre supports. Plus de temps passé à écouter pour comprendre et pas seulement pour répondre. Plus de "moins mais mieux".

De nouveaux équilibres vont sans doute se mettre en place dans nos vies : la valeur de l’ancrage local, le rôle des experts, celui de l’État, la hiérarchie des priorités et celle de l’intérêt commun, la réussite et les échecs, la beauté des renoncements… Sans doute. Le marketing en sera affecté. Sans doute. Dans quelle proportion, c’est impossible à dire. Mais une chose est sûre, comme toujours, le marketing sera fort s’il se souvient du propos de John Hegarty "100 % of consumers are people". »



Guillaume Martin, head of strategy de BETC

« Il ne vous reste que quelques jours pour choisir votre camp. Celui des théoriciens de l’effondrement qui, comme un tiers des Français, aujourd’hui bercés par la douce musique du "plus rien ne sera comme avant", n’ont pas attendu la crise pour penser qu’un écroulement du système est nécessaire (étude Prosumer BETC Havas). Ou celui des partisans de la continuité amnésique, rassurés par le record de ventes du magasin Hermès de Canton à sa réouverture – quand bien même il ne s’agit peut-être que d’un transfert des ventes habituellement réalisées à l’étranger. Qui sait ?

La seule certitude, c’est que nous entrons dans une période de récession. Face à la première tentation, celle du repli des investissements, il faudra se souvenir que, pendant la crise de 2008, les marques dont les parts de voix étaient supérieures aux parts de marché ont profité par la suite d’une meilleure croissance, plus durable (Peter Field, IPA). Face à la tentation du « purpose » à tout prix - certes légitime quand les repères s’effritent -, il faudra se souvenir que 72 % des Français attendent d’abord d’une marque qu’elle soit utile dans leur quotidien (Havas Meaningful Brands), un quotidien où l’UX devient essentiel (travail à distance, e-commerce, enjeux sanitaires). Face à la tentation de se refaire financièrement au plus vite, il faudra se souvenir que la crise va impacter lourdement et durablement le pouvoir d’achat des Français, et que les marques ont aussi la responsabilité de garantir l’accès à leurs produits. »



Walthère Malissen, senior partner / consulting WNP

« Le marketing sera tout d’abord confronté à un pouvoir d’achat global en recul. Et même pour ceux qui n’ont pas été touchés économiquement, la soudaine prise de conscience de la dangerosité du monde ne devrait pas inciter à reprendre les habitudes de consommation d’avant. Quand l’avenir devient incertain, nous pensons d’abord à nous en protéger plutôt qu’à célébrer le présent. La fin du confinement ne m’apparaît donc pas comme un avatar de la libération ; il devrait plutôt être vécu comme un cessez-le-feu au-dessus duquel planerait la crainte d’une reprise des hostilités. 

Le marketing va devoir s’adapter à un changement qui était déjà en germe avant la crise mais auquel celle-ci aura donné un grand coup d’accélérateur. Un changement élégamment décrit par le philosophe Miguel Benasayag : "La vie individuelle et la vie sociale nous apparaissent enfin comme les deux faces d’une même médaille." En somme, il aura fallu une séparation pour avoir le sentiment de ne faire qu’un. En proposant des biens et des services, les marques devront avoir en tête qu’elles seront d’abord évaluées, par des individus, en fonction de leur capacité à répondre à des besoins collectifs. Le Covid-19 aura provoqué la deuxième mort de Margaret Thatcher pour qui il n’y avait pas de société mais seulement des individus. Et pour continuer dans la langue thatchérienne, placer les marques devant une "Do-good-or-die" situation ».



Benoît Clavé, co-directeur de la stratégie chez Romance

« Les rapports aux autres, à la consommation ou à la mondialisation vont être durablement bouleversés. Les chiffres révélés par l’Obsoco [observatoire société et consommation] sont éloquents : 85 % des Français pensent que le coronavirus met en évidence les limites de notre système de développement, 56 % déclarent avoir l’intention de changer leurs habitudes de consommation. L’histoire nous a appris que les crises servent d’accélérateurs aux transformations déjà en cours. Pour avoir une longueur d’avance, les marques devront intégrer ces mutations et repenser leur rôle dans la société. Pour chacune d’elles, il n’est plus seulement question d’ajuster sa communication mais de questionner la pertinence de ses offres et services au regard de ces nouvelles attentes. De fait, quittons l’ère de la déclaration pour entrer définitivement dans celle de l’action : 23 % des Français désirent que les marques servent d’exemples et guident le changement (Kantar).

La situation que nous vivons est également une formidable opportunité de repenser la relation qu’elles entretiennent avec leurs consommateurs. À l’avenir, notre économie risque d’alterner périodes de croissance et d’arrêt, les entreprises auront l’impératif de gagner en agilité. Cette crise est l’opportunité de redorer l’image de notre métier, saisissons-la. »

 

Sacha Lacroix, directeur général en charge du planning chez Rosapark

«Dans son essai La Vie Intense, Tristan Garcia met en lumière la recherche constante des femmes et des hommes de vécus d’intensité. "La performance sportive, l’alcool, les jeux de hasard, la séduction, l’amour, la vitesse, la foi exaltée ou l’engagement enragé…", ces excitations modernes qui nous font sentir vivants, que le marketing a toujours nourries, il aura fallu une crise de l’ampleur du Covid-19 pour les remettre en cause.

Une nouvelle hiérarchie de l’utilité est mise en place où le futile est révoqué et les fondamentaux revalorisés. La pyramide de Maslow reprend du service, et c’est bien par le bas qu’on y entre. C’est à ce grand renversement que le marketing va devoir répondre. La conséquence, c’est que le bullshit-marketing aura de plus en plus de mal à passer. Les consommateurs auront appris à filtrer les promesses marketing sur-valorisées et les discours de marque autocentrés. L’enjeu pour chaque marque sera donc de revenir à son essence même : se questionner sur son « higher purpose ». Est-elle vraiment utile à la société ? En quoi peut-elle changer pour l’être encore plus ? Comprendre que les conditions d’écoute chez les consommateurs ne seront plus les mêmes et ainsi mesurer ce que les marques peuvent se permettre de dire. »

 

Florence Hermelin, directrice de la stratégie et de l’innovation chez GroupM 

« Si la période du confinement a été une période de projection dans le temps long, avec énormément d’articles de fond partagés sur les réseaux sociaux, celle de l’après crise, en marketing, sera davantage axée sur le temps présent. L’approche selon laquelle on est obligé de se projeter dans le passé pour obtenir une vision du futur aura vécu. Nous avions déjà l’habitude des incertitudes, mais là, nous n’aurons aucune data car la situation est inédite, et les transformations, profondes. Le pilotage devra être plus fin, sur le court terme, avec davantage de test&learn. Nous devrons plus souvent aller voir les gens, parler avec eux, multiplier les terrains et les études pour mieux comprendre les comportements. Cela va poser d’autres questions encore plus éthiques sur les données personnelles, et notamment les contreparties associées pour les consommateurs. À ce propos, on peut noter que dans une approche basée sur le don, comme celle du sociologue Marcel Mauss, on se rend compte que les consommateurs peuvent sortir de la relation marchande avec les marques et lorsqu’ils se sentent reconnaissant envers elles, sont capables de rendre deux fois plus en termes d’achats, de recommandation ou de fidélité. Les marques identifiées par les Français comme actives, divertissantes, ou œuvrant pour la solidarité seront récompensées. »



Aude Legré, directrice du pôle prospective et stratégie de marque Peclers Paris 

« La seule chose dont on peut être sûr, c’est que le déconfinement sera un temps long. Très long. Et on ne va pas retrouver une vie d’avant du jour au lendemain. Il faut s’y préparer, et c’est une erreur que de se concentrer sur l’après “immédiat”. Plutôt que d’attendre un retour à la normalité, il va falloir en définir une nouvelle. Le niveau de tolérance des consommateurs à un certain marketing va changer. La définition de ce qui aura de la valeur et de ce qui n’en aura pas sera différente. Même si on ressortira beaucoup plus digitalisés de cette période, les consommateurs n’accepteront pas forcément un marketing invasif. Il faudra sûrement requestionner la manière avec laquelle on va utiliser ces méthodes. On a paradoxalement aussi vécu une sorte de “détox forcée”, avec de nouvelles formes de créativité et d’occupation - les ventes de puzzle ont explosé, par exemple. La crise va tirailler les marques dans leurs vieux démons, mais l’avantage sera à celles qui ne vont pas se disperser et bien prioriser leurs actions, voire même savoir se taire. J'aime croire que la question du "purpose", dont on parlait déjà, va s’accélérer. De plus, pendant cette période, nous valorisons les “petites mains”, les humains qu’on ne voyait plus. Désormais, nous montrons les usines, les employés, le collectif. Cela ouvre de nouveaux possibles en termes de visualisation, d’incarnation et de création. »

 

Laurent Capion, directeur du planning stratégique de Starcom 

« Cette crise peut tout bousculer : notre intimité, nos besoins primaires, notre rapport à l’espace, au temps - Etienne Klein parle d’un “futur mis en jachère” -, notre rapport aux autres où autrui est à la fois menace et réconfort, et bien sûr notre rapport au consumérisme. Mais les marques sont elles-mêmes des sortes d’êtres vivants qui évoluent en fonction du contexte. Elles devront réfléchir à leur rapport au monde, et elles-mêmes questionner ces choses. Cette crise accentue le travail à effectuer sur la raison d’être des marques. Mais au-delà, il y a le retour en force du produit et de la catégorie. La nouvelle hiérarchie des besoins pourrait faire naître durablement des catégories gagnantes et perdantes. Il faudra aussi prendre en compte les nouveaux usages et rituels de consommation. La crise a initié de nouveaux moments de partage, fait naître de nouveaux rituels qui ne sont pas physiques. La digitalisation aura un impact majeur sur la stratégie distributive et média. On fait ses courses seuls, rapidement et en planifiant. Il faudra accompagner cela avec de nouveaux “drive to store” et de nouvelles stratégies média. Enfin, dans la communication, cette crise peut faire naître de nouvelles façons collaborer entre les annonceurs, les media et les agences. Nous avons davantage échangé et au jour le jour. Il faudra poursuivre cette dynamique. »

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