Entre conseil stratégique, développement durable et élevage de cochons, Bertrand Suchet a entamé une nouvelle vie. A 54 ans, l'ancien coprésident de DDB a retrouvé l'allant de ses jeunes années. Trente ans dans la publicité avaient fini par lasser ce faux dilettante à l'humour ravageur. «Chez DDB, les dernières années, l'envie était moins présente», euphémise son complice Jean-Luc Bravi, avec lequel Bertrand Suchet a créé Louis XIV en 1994 puis a dirigé DDB à partir de 2004. Difficile d'imaginer deux personnalités aussi opposées. Les deux hommes ont pourtant partagé le même bureau pendant près de vingt ans.
«Bertrand porte en lui la nostalgie d'une époque révolue, dit Jean-Luc Bravi. Quand Saint-Tropez n'était pas ce qu'elle est devenue. Quand la pression financière ne se faisait pas sentir à ce point. Quand l'éphémère ne régnait pas. Ce nouveau monde qu'on nous promet, ça le fatigue.»«Bertrand est quelqu'un de plus fin et sensible qu'on peut le croire de prime abord, avec beaucoup de charisme et d'empathie, complète Alexandre Hervé, directeur de la création de DDB, qui sait ce qu'il lui doit et que Bertrand Suchet considère comme “le meilleur d'entre nous”. Il vit plus large que les autres; il est devenu trop grand pour le microcosme qu'est la publicité aujourd'hui.»
Revanche sociale
«Je suis parti en janvier 2012, raconte Bertrand Suchet. Beaucoup m'ont demandé dans quelle agence j'allais. Je leur ai dit: je suis dans la meilleure agence, je ne vais pas ailleurs, je vais faire autre chose.» Autre chose, ce fut d'abord un restaurant italien dans le 8e arrondissement de Paris, «pour aider un ami». «L'affaire marche à nouveau très bien, j'ai rempli mon rôle d'actionnaire, il faut que j'en sorte. Ce fut une aventure enrichissante. Je me souviens de journées entières dans la cuisine. J'adore faire la cuisine. Je préparais des bisques de homard, des choses comme ça que je prenais en photo et que j'envoyais sur les Iphone de mes copains en leur disant: si tu es sage, ce soir tu auras ça.» Notre homme est un sacré conteur, du genre à mourir pour un bon mot. «Un personnage d'Audiard», dixit Alexandre Hervé.
La vie d'après, pour Bertrand Suchet, se déroule pour partie en Haute-Loire, au Chambon-sur-Lignon, dans le pays des Justes, à la frontière de l'Ardèche, à 1 200 mètres d'altitude. C'est là que cet amateur de bonne chère a entrepris, avec un ami de trente ans qu'il a connu à Saint-Tropez, de développer «un élevage de cochons de très haute qualité» dans une ferme de 40 hectares. Des porcs d'excellence qu'il compte vendre aux restaurants gastronomiques. «Le restaurant et l'élevage de cochons, c'est vraiment caricatural, ça fait publicitaire largué! J'en ai parfaitement conscience et j'accepte éventuellement l'image qui colle à ces projets.» Y voir la tocade d'un ancien «pubard» serait faire fausse route. «Je ne me suis pas levé un matin en me disant que j'allais jouer à l'agriculteur. Je fais ça avec des agriculteurs, des professionnels, c'est un projet très pointu.»
Bertrand Suchet ne rigole pas avec la nourriture. Ni avec le respect de l'environnement, lui qui se désole que la Loue, une rivière qui passe sur son terrain dans le Jura, soit régulièrement polluée par l'agriculture. «Toutes les pollutions en France pourraient être évitées si la loi était appliquée. Les textes existent mais les préfets, les gouvernants, les lobbies, plus généralement l'énorme médiocrité des gens, tout cela fait ce qui peut être évité ne l'est pas.»
Le développement durable occupe aujourd'hui une bonne part de son temps. Avec trois associés - Marc-Adrien Marcellier, un ancien trader de Chevreux, et deux ingénieurs, Jean-Stéphane Devisse et Didier Moreau -, il a créé Equalogy, une agence conseil en organisation, mise en place de programmes et lobbying en matière de développement durable. Les quatre hommes sont épaulés par le cabinet Boury, Tallon & Associés, caution de choix pour qui veut se lancer dans le lobbying. «Les sujets liés de près et de loin à l'environnement et à la RSE sont présents, plus ou moins fortement, dans 80% des projets politiques, réglementaires, législatifs...», observe cet ami de longue date de Paul Boury.
Mot d'ordre: «croissance et respect». «Nous ne sommes pas des béni-oui-oui qui disent: arrêtez tout, on démarre un nouveau monde. Il s'agit de progressivement détricoter ce qui a été fait depuis la fin de XIXe siècle et la mécanisation. Des choses existent, mais ça reste le plus souvent en surface, dans les entreprises comme chez les gens. Beaucoup aimeraient faire davantage et ne savent pas comment s'y prendre. C'est à ces entreprises que nous nous adressons.»
La page de la publicité est-elle définitivement tournée? Pas tout à fait. Depuis 2007, Bertrand Suchet assure bénévolement la présidence du Club des directeurs artistiques. Et à la perspective de créer une nouvelle agence, ses yeux pétillent. En attendant, Suchet & Associés conseille des patrons d'entreprises, notamment Martin Bouygues. «Aider des dirigeants de grosses entreprises à activer des programmes produits et marketing, ou de stratégie, avec les bonnes personnes autour de la table, je l'ai beaucoup fait ces dernières années et je vais continuer à le faire.»
Conseiller des patrons est sans doute pour Bertrand Suchet une forme de revanche sociale, lui l'autodidacte qui a débuté dans la publicité en 1983 en obtenant un stage grâce au piston de Jean-Pierre Audour, qu'il avait rencontré à Saint-Tropez. L'anecdote en appelle une autre, le souvenir un autre, comme souvent avec Bertrand Suchet. Le voilà chargé de «vendre» DDB aux étudiants de l'Essec... «La première chose que je leur ai dite, c'est: vous êtes appelés à diriger des grandes sociétés, vous voulez faire des carrières, vous êtes impatients d'en découdre... Je voudrais vous rassurer, vous aurez votre bagnole, votre appartement, votre Canal+, votre femme ou votre mari, vos gosses, votre résidence secondaire, votre divorce. Vous aurez tout, c'est une certitude. Une autre certitude: ce que vous n'aurez plus jamais, c'est un an devant vous. Alors, après l'école, partez un an, faites le tour du monde, voyagez.» Du Jura à Saint-Tropez, de la Haute-Loire à Paris, Bertrand Suchet a repris son voyage.