1. La décennie créative
Les créatifs dominaient la profession. En France, ce fut la grande époque de Jacques Séguéla et de Philippe Michel. Le premier fit décoller une voiture d'un porte-avions, le second nous charma ou nous interpella avec les campagnes Myriam, Leclerc ou Total. Chaque année, deux mille nouveaux films de publicité étaient tournés en France. Au plan mondial, le chiffre d'affaires total de la production de films publicitaires égalait celui de l'industrie du long métrage. L'année 1984 fut pour moi l'apogée de cette période avec deux films inoubliables. Le premier mettait en scène, dans un lointain futur, un professeur venant d'une planète éloignée et qui découvrit sur la Terre des fossiles d'une bouteille de Coca-Cola. Tout en dégustant un Pepsi, le professeur répondit à ses élèves qui s'interrogeaient sur ce qu'était cet étrange bouteille: «Je n'en ai pas la moindre idée...» L'autre film, conçu pour Apple par notre agence, mettait en scène une jeune femme libérant des individus lobotomisés de l'emprise de Big Brother, en d'autres termes IBM. Je veux parler du fameux spot dénommé «1984», lequel a été élu par la presse américaine «film du siècle»... Depuis cette époque, beaucoup de grands films ont été tournés, je pense par exemple aux films pour Nike ou Guinness. Mais je ne crois pas qu'on ait ressenti à nouveau ce sentiment de plénitude qui fut celui de notre profession en cette année 1984.
2. La création des holdings
Omnicom a été créé en 1986, WPP un peu plus tard. Mais Interpublic en 1960. Marion Harper, son fondateur, était le publicitaire le plus célèbre des années 1950 et 1960. David Ogilvy et Bill Bernbach l'ont supplanté dans la mémoire collective de notre profession, le temps oublie les hommes d'affaires pour ne se souvenir que des grands créatifs. Marion Harper fut donc le premier à regrouper dans une même entreprise plusieurs réseaux pouvant travailler pour des annonceurs concurrents. À McCann-Erickson, son agence d'origine, il adjoignit d'autres réseaux. Plus tard, Lintas en fera partie. Interpublic occupa la première place de notre profession pendant plus de vingt ans. Les frères Saatchi emboîtèrent le pas au début des années 1980, rachetant Compton, Dancer Fitzgerald, Ted Bates et beaucoup d'autres. Par crainte que Saatchi déclenche une OPA hostile sur BBDO, Allen Rosenshine, son patron, se rapprocha de DDB et de Needham Harper pour créer le futur numéro un mondial, Omnicom. Quant à Martin Sorrell, il racheta son premier réseau, JWT, en 1987.
Les holdings marquent la mainmise définitive de la finance sur notre profession. Le temps passa. Les Français prirent du retard, puis le patron de Publicis reprit avec intelligence ce qui restait: Saatchi & Saatchi, Leo Burnett, DMB&B et, avec elles, plusieurs sociétés d'achat d'espace aujourd'hui leaders. Plus tard, il prit le contrôle d'un grand nombre d'entreprises digitales d'envergure, permettant à Publicis, grâce à cette rapide croissance externe, d'atteindre aujourd'hui le troisième rang de l'industrie publicitaire.
Les années 1980 furent aussi celles où des entrepreneurs, les fondateurs de FCA, TBWA, RSCG et BDDP partirent avec bravoure à la conquête du monde. Seuls des Français ont essayé ainsi de construire des réseaux mondiaux en ouvrant des dizaines de bureaux, un à un, pays par pays.
Aucune agence indépendante d'un autre pays n'a eu cette ambition. En fin de compte, les quatre réseaux ont échoué. Ils finirent tous par être engloutis et sont ainsi venus rejoindre les rangs des grands groupes de communication d'aujourd'hui.
3. La bataille de la transparence
En 1987, l'AACP (l'AACC de l'époque) saisit le Conseil de la concurrence. Les agences indépendantes s'élevaient contre les positions, qu'elles estimaient dominantes, des grands leaders du marché. Le Conseil rendit un premier rapport, explicite et critique, mais rien ne se passa. Quelques années plus tard, le Conseil décida de s'autosaisir au moment même où Pierre Bérégovoy chercha les secteurs auxquels s'attaquer pour promulguer une loi sur la transparence. Il choisit l'immobilier et la publicité.
La loi qui en découle, la loi Sapin, est une loi mal conçue. D'un côté elle accordait le plus grand crédit à nos thèses, de l'autre elle interdit aux agences de profiter des flux financiers liés à l'achat d'espace, les privant d'une trésorerie importante. De fait, la loi Sapin transforma notre profession en un métier de seconde zone. Elle est, je crois, unique au monde.