Fictions
France, terre de crimes ? À la télévision ou dans l'édition, les polars régionaux attirent de plus en plus de fidèles.

Le nom fleure bon le lait de vache, la pâte molle et la croûte tendre... Pourtant, ce Pont-Lévêque-là a un fort goût d’hémoglobine... Sale affaire dans le Calvados : avec Meurtres à Pont-L’Evêque, diffusé le 20 février, France 3 poursuit son exploration du stupre et du lucre français, démarrée il y a sept ans et plus de 50 épisodes. «Au départ, l’idée était assez simple, raconte Anne Holmes, directrice de la fiction de France Télévisions. On voyait que l’émission Des Racines et des Ailes cartonnait, avec 4 à 5 millions de téléspectateurs, dont on sait qu’ils sont par ailleurs friands de polar...» La production se penche sur les meilleures audiences de l’émission co-créée par Patrick de Carolis: Saint-Malo et Rocamadour font voyager les foules.

La cité corsaire et la bourgade médiévale célébrée par Gérard Blanchard dans l’impérissable Rock Amadour inaugureront la collection «Meurtres à...», dont le cahier des charges est immuable. «Deux inspecteurs modernes, qui changent à chaque fois et une “légende”: ça peut être les sorcières du pays basque, les pénitents de Rocamadour, une légende vivante comme Nougaro à Toulouse, ou encore une rumeur, comme la fameuse rumeur d’Orléans [des femmes qui seraient disparues dans des cabines d’essayage orléanaises, pour être prostituées dans le cadre de la traite des Blanches]», déroule Anne Holmes. 

Autre impondérable: la fidélité à l’esprit des lieux. «Je veux savoir à quelle heure on mange à Granville, de quoi on parle dans les bistrots de Lille. Les producteurs envoient, à chaque fois, deux scénaristes passer quinze jours dans la région.» Lesquelles régions ne sont pas toujours, contre toute attente, prêtes à tuer père et mère pour qu’on parle d’elles dans la collection. «Certaines ne souhaitent pas que l’on parle d’elles comme de terres de crimes... Nous n’obtenons pas toujours les autorisations de tourner, comme, par exemple, dans une chartreuse très connue où nous voulions monter une intrigue autour de la production de liqueur.» 

Le Nord, la Bretagne, la côte basque, le Sud-Est, l’Alsace... Voici le quinté de tête du crime, avec 5 à 6 millions de téléspectateurs. «Le Nord marche mieux que le Sud!, souligne Anne Holmes. Le Sud a été beaucoup filmé: on voit tous les personnages mourir dans la même crique!» Sensiblement, l’on passe «des régions que les gens connaissaient, où sur lesquelles ils fantasmaient» à des lieux peut-être un peu moins arpentés : «Meurtre à Albi est l’un des épisodes qui a le mieux marché.» Au début plus réticents, les acteurs ne boudent pas leur plaisir de plonger leurs mains dans le sang régional: «J’ai reçu des accords de comédiens qui me disaient “la maison de ma grand-mère était dans la région, j’aimais bien y aller quand j’étais petit...”» 

Retour aux racines

Qu'un sang impur abreuve nos sillons! La nostalgie d’une enfance enfuie, l’attachement à la terre de ses racines... mêlés à un appétit pour les plus sombres travers de l’âme humaine, et le palpitant de l’enquête... Voici sans doute aussi la recette du succès, relativement ancien, du polar régional, dans sa version papier, cette fois-ci. Les Éditions  Alain Bargain ont leurs quartiers dans le Finistère Sud, à Quimper. Leurs livres se distinguent par une mise en page immédiatement reconnaissable, et un sens du titre irrésistible: Chili Concarneau, Faute de Carre à Vannes, Sauvage Farandole à Paimpol, Terminus à Lannilis, Coup Fourré dans les Monts d’Arrée, Micmac à Ploumanac’h, Gros Gnons à Roscoff... On adore! 

À l’origine, une imprimerie quimpéroise, l’imprimerie officielle de la préfecture, tenue depuis huit générations par la famille Bargain. En 1991, Alain Bargain décide d’éditer les œuvres d’un ami d’enfance, Jean Failler, mareyeur à Quimper, créateur du personnage de Mary Lester, capitaine de police intrépide qui arpente la Bretagne de Brest à Saint-Malo, de Nantes à Saint-Quay-Portrieux. «Au départ, le principe semblait assez ringard. On arrivait chez les libraires avec un auteur qui était un ancien poissonnier, une héroïne qui enquêtait en Bretagne, dans un genre, le polar, qui est un sous-genre... Tout cela nous enfermait dans une difficulté», explique Carl Bargain, qui a pris la direction de la maison d’édition après le décès de son père, Alain Bargain. Les Bruines de Lanester seront le premier succès des Éditions Alain Bargain, qui vend 2 000 exemplaires de ses livres, puis 4 500, puis 12 000... 

Auteurs amateurs

Mais en 1995, patatras ! Alors que les Mary Lester s’écoulent à 39000 exemplaires par an et représentent 80% des ventes, Jean Failler part fonder sa propre maison, Palémon Editions. À la recherche de nouveaux auteurs, Alain Bargain crée la collection Enquêtes et Suspense en 1996: carton plein. Les 2 millions d’exemplaires vendus sont atteints en 2014, avec 100 000 livres vendus par an et des pointes à 150 000. De nouveaux auteurs-stars, comme Bernard Larhant («dont le nom veut dire “argent” en breton, relève malicieusement Carl Bargain), Françoise Le Mer ou Michèle Corfdir, rejoignent l’écurie. «Personne n’est auteur professionnel, souligne Carl Bargain. Chez nous, on trouve des fonctionnaires, des profs, des médecins, des journalistes, des femmes au foyer... Rémi Devallière, qui a créé le commissaire Anconi qui œuvre sur la côte nantaise, était médecin à l’hôpital de Saint-Nazaire.» 

Éditions Astoure, Terre de Brume (Coop Breizh), Geste Éditions en Vendée, Éditions du BastbergRavet-Anceau dans le Nord... Le policier régional, autrefois incarné par Jean-Claude Izzo, maître du polar marseillais, attire les convoitises. Et il y a parfois du rififi dans le milieu... «À un salon du livre, nous avons rencontré l’éditeur de Polars en Nord qui nous a avoué que nous les avions inspirés... raconte Carl Bargain. Faute avouée à demi pardonnée, nous avons passé un pacte de non-agression : nous ne publierons pas dans le Nord.» 

Quant à la star du polar régional Jean-Luc Bannalec, son nom évoque le goémon, les huîtres et le beurre salé. Les tribulations finistèriennes de son commissaire Dupin se sont vendues à 7 millions d’exemplaires... Pourtant, derrière le patronyme se cache Jörg Bong, un éditeur... allemand. Installé à Pont-Aven, il a bâti un véritable empire auprès du public teutonique, qui prise particulièrement la Bretagne. «L’Office de Tourisme de Concarneau a créé un circuit pour suivre les traces du commissaire Dupin, et la fréquentation des Allemands a triplé depuis», indique Carl Bargain. Celui-ci commencé à faire traduire certains titres de son catalogue, à commencer par Quimper sur le gril de Bernard Larhant et Ça meurt sec à Loquirec de Michel Courat: «Nous comptons surfer sur la vague.» Chez France Télévisions, Anne Holmes s’enorgueillit des «bonnes ventes de “Meurtre  à...” à l’étranger, particulièrement au Japon, qui regarde presque les épisodes comme un documentaire sur la France...» Quand il s’agit de crime, nos belles régions françaises n’ont plus de frontières! 

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