«Installez-vous bien confortablement, éteignez vos lumières pour être dans l’ambiance et une fois que vous êtes prêt, c’est parti.» C’est par cette accroche que la youtubeuse et psychologue, Sonya Lwu, attire l'attention chaque semaine de ses 141 000 abonnés. Sur sur sa chaîne spécialisée dans le true crime, Sonya Lwu dissèque les faits divers les plus sordides avec le même angle d’approche. «Je vais essayer de m’éloigner le plus possible du contenu choquant que je considère comme vide de sens pour faire apprendre des choses ou poser des questions. J’essaie d'approfondir au maximum la dimension psychologique des protagonistes. C’est ça qui me différencie.»
Le fait divers était traditionnellement plutôt réservé à la télévision : magazines, polars, fictions, séries. Mais des affaires médiatisées en 2014 par Netflix dans la série documentaire I am a Killer (2014), ou encore par Serial Productions dans le podcast Serial, ont popularisé un nouveau genre, le true crime, c’est-à-dire la réécriture d'un crime réel pour en faire un récit. «Je pense qu’on vit d’autres choses dans une fiction qui ne sont pas palpables dans un documentaire, car la fiction permet de faire naître des personnages en chair et en os», argumente Pierre Aknine, scénariste et réalisateur de la fiction Un homme ordinaire, inspirée de l’affaire Dupont de Ligonnès, dont la diffusion a démarré cette semaine sur M6. Pour Lucie Jouvet-Legrand, maîtresse de conférence en socio-anthropologie à l'université de Franche-Comté, le true crime «invite vraiment les gens à se pencher sur ces affaires qui sont réelles. On est dans la vraie vie, ce qui, par rapport aux séries et fictions, va donner une teinte supplémentaire au genre qui emprunte de nouveaux canaux de communication.»
En effet, le genre s’est décliné sur des chaînes YouTube, en podcasts et en séries sur les plateformes de SVOD. L’affaire non résolue de Grégory Villemin a récemment fait l’objet en France d’une mini-série sur Netflix, sobrement intitulée Grégory. «Comment passionner le monde entier sur cette histoire qui semble être extrêmement française et trouver un format et une écriture qui fonctionnent et qui n’a rien à envier aux séries de fiction ?», se questionnait Élodie Polo-Ackermann, productrice de la série (chez Imagissime, du groupe Lagardère Studios) réalisée par Gilles Marchand. «La grande différence pour le genre documentaire travaillé sous la forme d’une série, c’est qu’on va non seulement faire appel à l’intelligence du spectateur pour raconter cette histoire et l’appréhender de manière la plus totale, mais aussi à son émotion. La série permet de s’appuyer sur tous ces ressorts à la fois», explique-t-elle. Netflix ne communique pas sur ses chiffres d’audience, mais comptabilise plus de 8 millions de followers en France sur les réseaux sociaux. D’où son appétence pour les séries françaises.
Forcer les traits de caractère
Face à la multiplication des formats, Lucie Jouvet-Legrand ne parle pas de «renouveau», mais d’une «actualisation de l’intérêt des faits divers liés aux nouveaux modes de communication.» Une mutation logique du genre, donc. Et comme pour une majorité des séries, celles qui explorent le genre «true crime» «ont tendance à forcer certains traits de caractère, à en gommer d’autres, pour que ça puisse correspondre à des personnages souvent manichéens. Notamment pour les suspects potentiels. Ça permet de donner du sens à un crime quand il n’est pas résolu.» Lennie Stern, head of creative and entertainment strategies chez BETC, la rejoint. «Souvent, tu es pris par la main et tu ne te poses pas la question de savoir qui sont les gentils et les méchants. Alors tu accentues les traits, comme dans la série Making a murderer (Netflix).» Pour ce qui est de la narration, l’expérience visuelle et audio diffère selon le format. «Le podcast, de par son immersion, arrive à faire la conjugaison entre curiosité malsaine et déplacée et une réflexion plus approfondie sur le sens du geste. Disons qu'on sort du voyeurisme. La série Dirty John (Netflix) par exemple va faire réfléchir sur la notion du bien et du mal», continue-t-il.
Dans une société dominée par les écrans, le podcast fait émerger des voix nouvelles, voire de nouveaux angles. «Ce format peut vraiment renouveler le genre, car il force à l’imagination en l’absence d’image. On peut jouer avec les archives, les témoignages actuels ou passés et tous ces éléments sonores intégrés pour appuyer l’histoire peuvent réellement offrir l'immersion la plus totale», considère Antoine Girard, senior podcast production manager chez Deezer. Coproductrice avec le réalisateur Franck Haderer (Radio Propaganda), la plateforme de streaming développe sa verticale «true crime» avec le podcast original Gang Stories (saison 3 en ligne ce jeudi 17 septembre), qui dépeint des histoires de gangs méconnues aux États-Unis, au Brésil et en Jamaïque, dans quatre épisodes d’une vingtaines de minutes. Le lancement de la saison 1 en mars dernier avait bénéficié d’une campagne de communication nationale massive en digital et en télé. À Joey Starr d’endosser le rôle du narrateur. Très ancré dans l’univers de la musique, la série a d’ailleurs attiré une nouvelle audience âgée entre 30 et 40 ans. «D’après nos données internes, on s’est rendu compte que Gang Stories avait intéressé des utilisateurs de Deezer qui consommaient peu voire pas de podcast. Ça a créé une envie chez eux», ajoute Antoine Girard.
Contre-enquête
Mais quid du profil des auditeurs de ces podcasts maniant le «true crime» ? Difficile de l’identifier, dans la mesure où les plateformes de streaming ne communiquent pas sur les chiffres de leur audience. De plus, tout dépendra de la thématique. «Ces nouveaux schémas de narration attirent forcément un autre public, mais un public habitué aux codes classiques du fait divers et au côté drama», observe Lennie Stern, qui prend en exemple le podcast du Nouveau Détective. Pour ce qui est de la SVOD, le marché attire majoritairement les jeunes (48% des 15-34 ans en octobre 2019 d’après Médiamétrie).
Reconnus pour leur légitimité, certains créateurs de contenus entrent en contact avec les familles des victimes portées disparues. C’est le cas de la youtubeuse et réalisatrice québécoise, Victoria Charlton. «On m’a déjà demandé de relayer des informations sur ma chaîne sur une affaire dont on entendait plus parler. Utiliser de nouveaux médias peut vraiment avoir un impact.» Le thriller documentaire Making a murderer sur Netflix avait également entraîné un nouveau tournant dans le procès. Cet été, même la star américaine Kim Kardashian a annoncé se lancer dans la production d’un podcast distribué sur Spotify, visant à enquêter sur un triple meurtre de 1944. Le bon vieux fait-div' continue à faire un malheur !