Vous publiez un guide « de survie » sur Instagram. IG est-il un monde sans pitié ?
Charlotte Hervot. L’idée n’était pas d’écrire un guide pratico-pratique, pas de raconter comment faire de bonnes stories, etc. Moi-même, je suis nulle en stories ! L’idée est davantage de prévenir des dérives d’Instagram.
Vous évoquez une troublante histoire, du type « Jeune fille partagerait appartement », dont vous avez été victime sur Instagram…
Il y a quelques années, j’ai découvert que la nouvelle copine de mon ex s’était prise d’obsession pour moi : elle se rendait exactement dans les mêmes endroits que ceux où je m’étais rendue, les musées, les restaurants, lisait les mêmes livres, pour refaire, peu ou prou, les mêmes photos que moi… Il y a des faits divers qui ont commencé comme ça ! La situation est finalement assez courante, comme je m’en suis aperçue pendant mon enquête. Ce genre de pratiques a même donné lieu à un film, Ingrid Goes West, Instalife en français. Moi, je pensais que ce genre d’histoire n’arrivait qu’aux gens connus. Je ne pensais pas que je pouvais susciter l’envie... Cela m’a fait me remettre en question. Je me suis aperçue que même si je ne postais pas de photos de moi, de mon intérieur ou de mes amis, je donnais à voir beaucoup de choses de ma vie, beaucoup d’informations sur mes goûts, mes habitudes. Ce qui m’a troublée, c’est que ce que cette fille faisait était malsain, mais qu’elle avait le droit de le faire. Cette limite-là m’intéressait. Comment les réseaux sociaux peuvent-ils se retourner contre nous ?
En obligeant ses utilisateurs à développer de « faux selfs », des versions mises en scène de soi-même ?
Instagram cristallise beaucoup de choses, mais crispe aussi. Je voulais m’intéresser à la manière dont les gens que l’on connaît IRL se comportent sur les réseaux sociaux, et donnent à voir une toute autre image d’eux-mêmes. Ce qui est parfois difficile à vivre pour leurs proches, parce qu’ils jouent un rôle et deviennent des personnages. Le problème, c’est que tout le monde n’a pas les mêmes limites sur les réseaux sociaux. Je raconte notamment un Nouvel An dont une invitée ne souhaitait pas être « taguée » sur les réseaux sociaux. Ses amis ont pris deux photos : l’une pour les réseaux et une autre pour l’album privé de la soirée. Comme cela tout le monde était content. Sauf que la fille qui avait demandé à ne pas figurer sur le cliché des réseaux sociaux avait l’impression d’avoir été effacée de la soirée… C’est là que l’on se rend compte que tout cela est difficile à gérer. Sur Instagram il existe les conditions générales d’utilisation, mais pas les conditions particulières d’utilisation…
Est-il pertinent de parler d’addiction à Instagram ?
Selon moi, le terme d’ « addiction » est excessif. Même si Instagram a été conçu pour être devenir une habitude du quotidien… Les réseaux sociaux ont été inventés par des gens de la Silicon Valley, au premier chef Kevin Systrom et Mike Krieger, qui ont tous fait Stanford, et ont tous le même diplôme en « systèmes symboliques », qui mixe design, codage, linguistique, psychologie et philosophie. Pour créer Insta, les fondateurs se sont fondés sur des émotions positives mais surtout négatives comme l’ennui, la solitude, lesquelles créent une sorte de démangeaison qui pousse à se rendre sur l’application. Parfois jusqu’à plus de vingt fois par jour pour les plus accros, en moyenne à raison d’une heure par jour, pour des sessions de deux à dix minutes… Tous les types de « récompenses », décrits par Nir Eyal dans le livre Hooked – Comment créer un produit ou un service qui ancre des habitudes, sont représentés. Les « récompenses de la tribu », en l’occurrence les « likes », ou encore « les récompenses de la chasse », qui renvoient à notre quête de ressources et d’informations : à chaque fois que l’on « rafraîchit » l’appli, on trouve de la nouveauté, on peut faire défiler les pages à l’infini, il y a toujours quelque chose à voir. Autre type de récompense, celle de l’ego : certains instagrameurs utilisent l’application pour valoriser leur travail, leur créativité… C’est imparable. Dans les témoignages que j’ai recueillis, les gens me disent : « Le matin, quand je me lève, je me brosse les dents et je vais sur Instagram ». Insta s’est inscrit dans notre routine : pour moi, c’était café-Instagram, j’arrivais parfois en retard au boulot, d’ailleurs…
Que pensez-vous de la nouvelle démarche d’Instagram, qui a commencé à masquer les « likes » dans certains pays, comme récemment en France, pour éviter les phénomènes de compétition et de mal-être sur son réseau ?
La course aux likes engendre de la souffrance, mais je pense que le fait de masquer les « likes » est cosmétique. La personne qui poste verra toujours le nombre de likes engendrés par ses publications... Et le décompte des likes ne peut pas vraiment disparaître car c’est une « metric », qui permet notamment de mesurer l’influence. L’idée, selon moi, c’est de pousser les utilisateurs à s’engager autrement, que ce soit par des commentaires, des stories… Et in fine, de leur faire passer plus de temps sur l’appli.
Selon vous, les plus jeunes sont moins esclaves que leurs aînés de la tyrannie du like.
Je n’aurais pas aimé être ado à l’ère d’Instagram... Mais ils sont les premiers à détourner les fonctionnalités des réseaux sociaux pour se prémunir de la pression du « like ». En discutant avec une jeune fille, j’ai découvert un « Finsta » [faux Instagram où on peut être, paradoxalement, plus authentique] collectif : ils sont treize dans ce groupe, et publient des photos sans filtre. Par ailleurs, cette jeune fille, sur son compte « officiel », poste des selfies hyper léchés... En petite quantité néanmoins, car pour les ados, c’est hyper-ringard d'avoir beaucoup de photos sur son fil Insta.
À la fin de votre ouvrage, vous publiez d’ailleurs un « Petit guide à l’usage des parents stressés ».
Les générations ne veulent pas dire grand-chose, maintenant en trois, quatre ans, les choses changent à toute vitesse. Si moi, à 29 ans, je ne comprends pas ce que les ados racontent et que je suis obligée de Googler un mot sur trois, je me dit qu’il faut que je donne des clés aux parents... Par exemple, les plus jeunes utilisent tous l’expression « matrixé », qui signifie « obsédé » voire « possédé » : cette série m’a « matrixé », par exemple. Le terme n’a aucun rapport avec le film Matrix, qu’ils ne connaissent pas, pour la plupart.
Une série d’expressions savoureuses est née des comportements, amoureux ou non, adoptés sur Instagram, comme le « gastbying ».
Le « gastbying », c’est le fait d’utiliser Instagram à son avantage pour séduire, le « caspering », c’est le fait d’envoyer un message pour expliquer pourquoi on le « ghoste » [ignore]… J’ai aussi inventé une expression, le « joshing », inspiré par le prénom de l’ex d’une amie. Il consiste à ne pas répondre aux messages pendant un certain temps, tout en continuant à poster abondamment sur Instagram pour montrer que l’on « vit sa meilleure vie ».
« Vivre sa meilleure vie », un leitmotiv d’Instagram…
« Je vis ma meilleure vie » ou « Living my best life » sont omniprésents, de temps en temps au second degré mais le plus souvent au premier degré (en légende d’un beau coucher de soleil, par exemple). L’expression porte en elle les dérives du réseau, qui peut créer du malheur, du mal-être et du malaise…
Instagram marque de plus en plus son empreinte sur la ville : ce que vous appelez l’Instacity. Comme dans ces « musées à selfies », qui se multiplient…
On n’y trouve pas d’œuvres d’art, mais des piscines à perles multicolores, des flamands roses géants, devant lesquels on va se photographier… Plus généralement, je me demande si Insta ne va pas influencer la programmation de certains musées… Est-ce qu’on va privilégier un artiste plutôt qu’on autre ? On m’assure que non, mais je suis sûre que, consciemment ou pas, on avoir tendance à choisir des pièces plus colorées, par exemple. Ça a tendance à m’inquiéter. Dans la ville, tout finit par se ressembler : on commence à installer des mobiliers urbains uniquement pour qu’on les prenne en photo. J’ai même vu en Ouzbékistan un panneau lumineux géant dans la ville de Samarcande…
L’instagramisation va jusqu’aux lieux d’aisance…
Certains endroits, hôtels et restaurants ont choisi de miser sur les toilettes. La start-up Trone fabrique ainsi des cuvettes personnalisables en céramique colorée et alors que des toilettes, c’est blanc, en principe. Trone travaille aussi sur la cabine pour que même notre pipi soit une expérience. La Felicita, qui a fait appel à eux, estime à 100 000 le nombre des selfies faits dans ses toilettes…
On assite à l’apparition d’un nouveau métier : celui d’ « Instasitter ».
En 2018, le groupe AccorHotels a voulu surfer sur la tendance de la detox en créant le service « Relax we post » dans ses hôtels Ibis en Suisse. Le principe : engager des influenceurs locaux pour s’occuper des comptes Instagram des clients. En termes de communication, ces « Instasitters » ont eu un succès fou. Pour ce qui est des clients, le service n’a pas marché, ô surprise, parce que les gens trouvaient que l’expérience n’était pas assez authentique…
« Dans la ville, tout finit par se ressembler : on commence à installer des mobiliers urbains uniquement pour qu’on les prenne en photo. »