Les agences interactives sont à un tournant stratégique de leur histoire. Après avoir survécu à la bulle Internet il y a dix ans, connu les années pionnières puis celles de la consolidation sans disparaître pour autant, les «pure players» sont désormais confrontés à leur propre avenir. «Face à l'accélération de la “digitalisation” dans les groupes de communication, les agences interactives sont chahutées et doivent remettre à plat leur positionnement», estime Fabrice Valmier directeur associé de VT Scan. Il ne s'agit pas d'une question de marché. Toutes les enseignes ont passé la crise sans trop de casse, et affichent pour 2010 des taux de croissance de 15 à 20%.
«L'enjeu, c'est de savoir la place que l'on veut prendre, explique Édouard de Pouzilhac, président de 5ème Gauche. Pas question de se laisser enfermer dans un métier de simple producteur de sites. Il faut remonter sur la stratégie des marques.» Même son de cloche chez Nurun: «Nous ne sommes pas dans un marché de vaches maigres mais plutôt dans un marché compulsif, explique son président, Antoine Pabst. C'est le moment d'être sélectif et de rappeler notre expertise pour gérer de grandes marques internationales sur des problématiques de construction d'écosytème numérique ou d'optimisation.»
Au début de l'année, un événement a accéléré cette prise de conscience: le départ de Duke de son président Matthieu de Lesseux pour la coprésidence de l'agence publicitaire DDB Paris, suivi par Philippe Simonet, coprésident de Publicis Net, arrivé à la vice-présidence de TBWA Paris.
«Ces transferts ont semé le trouble chez les annonceurs car ils marquaient le vrai départ de la digitalisation, analyse Édouard de Pouzilhac, vice-président de l'AACC Interactive. Chez les pure players, nous nous sommes tous demandé, devant l'intégration de tant de talents, si notre périmètre d'intervention devait évoluer, notamment vers la publicité. Neuf mois plus tard notre conviction est faite: plus que jamais les annonceurs ont besoin des agences interactives. Ce qui ne veut pas dire avoir des œillères.»
Mission d'évangélisation
La dernière étude de Limelight Consulting sur les relations entre annonceurs et agences, dont l'intégralité des résultats seront connus en novembre, lui donne des arguments. «Pour près d'un annonceur sur deux (48%), l'agence interactive est le partenaire le plus légitime pour le conseiller dans sa stratégie numérique», révèle Luc Laurentin, directeur associé du cabinet. Sachant que sur les 615 annonceurs interrogés, 30% se considèrent «experts» dans le digital, 11% «totalement néophytes» et la grande majorité (59%) «opérationnels» – formule sans doute pratique pour cacher une connaissance approximative.
«Les pure players ont une carte à jouer, estime Luc Laurentin. Les annonceurs ont besoin d'aide, et le modèle ancien des agences de publicité ne correspond pas à leurs attentes. Ils veulent des agences qui soient dans la même urgence de changement qu'eux. Mais les agences interactives ont souvent le tort d'être trop en avance, au risque de ne pas être comprises par leurs clients. Elles doivent poursuivre leur mission d'évangélisation et surtout renforcer leur capacité à intégrer dans leur réflexion la stratégie de l'entreprise, qui va servir la marque.»
Se doter d'un planning stratégique et d'équipes créatives renforcées a d'ailleurs été, ces dernières années, l'une des priorités des agences interactives pour justifier leur capacité à remonter sur la stratégie de marque. Afficher plus clairement son positionnement en est une autre. L'étude Limelight révèle en effet que sur les 120 agences interactives citées par les annonceurs, seule une quarantaine passent la barre des 1% de notoriété spontanée.
C'est dire la diversité des offres et la difficulté dans laquelle se trouvent les annonceurs pour s'y retrouver. Sur ce marché, on trouve à la fois de grands acteurs (Digitas, Fullsix, Nurun, Duke) capables de monter des sites d'e-commerce, des plates-formes de marque et des dispositifs complexes (gestion des points de contact, stratégie de contenu, médias sociaux, animation e-business, etc.), des agences de solutions digitales, des agences de communication interactive, des expertes en référencement, en marketing mobile, en Web social, en buzz, en RP 2.0, etc., et de plus en plus d'agences, à l'instar du groupe Fullsix, qui défendent leur «ADN digital» pour mieux valoriser leur expertise intégrée.
Certaines agences ont choisi de se spécialiser, comme Mazarine Digital, reconnue pour sa créativité au service des marques de luxe. Business Lab, qui réalise notamment tout l'écosystème numérique de Peugeot et les sites d'E.Leclerc et de Leroy Merlin, s'intéresse, elle, au «shopper», «ce consommateur en mode d'achat», décrypte François Tastet, directeur général de l'agence et ancien dirigeant de Saatchi & Saatchi X.
Dagobert (100 personnes pour 10 millions d'euros de chiffre d'affaires déclaré), agence interactive de Citroën, propose des solutions et des expériences digitales. «Nous intervenons dans la création de sites, le webmarketing, les développements numériques dits OOH (pour “Out Of Home” c'est-à-dire sur les lieux de vente), le marketing mobile, le contenu et les médias sociaux», indique son président-fondateur Olivier Debin.
Balistik Art, petite structure spécialisée dans le buzz auprès des blogueurs, s'est fait une réputation dans le monde du luxe et de la musique. Buzzman sort du lot pour ses concepts créatifs et ses audaces publicitaires et se présente comme une «agence publicitaire de l'ère digitale», selon son président Georges Mohammed-Chérif.
Rendre des services au quotidien
Toutes les agences interactives indépendantes ressentent le besoin de structurer leur discours. Nurun France (200 personnes pour 16 millions de chiffres d'affaires déclarés) s'appuyant sur son réseau international, peaufine son positionnement d'agence interactive globale autour de la «Digital Utility», dans la lignée du concept de «Brand Utility» soutenu par le néerlandais Ingmar de Lange autour de l'idée que les marques ne doivent pas se contenter d'entrer en relation avec leurs publics via des messages publicitaires, mais doivent aussi tout simplement leur rendre des services. À l'image de Michelin, qui a inventé son guide des hôtels et restaurants en 1920!
«Notre mission est de contribuer à rendre les marques vraiment utiles dans la vie de tous les jours grâce au numérique et à la technologie, qui nous permettent de refaire du marketing, confirme Antoine Pabst, président de Nurun France. Il s'agit de fournir le bon contenu au bon moment, d'inventer des expériences en ligne en prenant en compte le phénomène des réseaux sociaux, et de créer des services fonctionnels sur mesure pour les consommateurs (des applications sur smartphones et Ipad aux solutions de présence virtuelle) permettant à la marque de nouer des liens durables avec eux.»«Ce qui n'exclut pas, insiste-t-il, l'idée et le concept créatif.»
Grand Union France (ex-Six and Co), lancée au printemps dernier suite à l'acquisition par Fullsix de l'agence britannique éponyme, se définit selon son directeur général Matthieu Eloy comme une «agence de communication de l'ère numérique qui privilégie la créativité, les solutions de communication d'engagement», et défend l'idée «d'une collaboration intelligente avec des agences publicitaires extérieures».
X Prime, qui vient de gagner la compétition sur la refonte des sites d'Aéroports de Paris (1,2 million d'euros sur 3 ans) en y ajoutant une dimension communautaire, s'est structurée autour de cette expertise des médias sociaux et se développe en parallèle sur l'e-commerce. Sa posture d'agence est d'être en phase avec cet environnement ouvert qu'est le Web en devenant à son tour un média (l'agence coproduit le Buzzomètre et les Friday Links, édite deux blogs et partage ses présentations sur Slideshare.com)
Même démarche chez Vanksen, également éditeur du site Culture Buzz, organisateur de formations pour les entreprises et de la conférence sur le marketing viral Buzz the Brand. «Nous avons un ADN digital, buzz et médias sociaux, assume son fondateur Emmanuel Vivier. Mais nous pouvons à la fois travailler sur tous les outils de Facebook et réaliser des prospectus pour les boîtes aux lettres ou des spots TV.»
Les Chinois (30 personnes), agence qui a démarré comme «hot shop» créative, se présente désormais comme une «agence de communication interactive» avec une expertise sur la collecte de données via des jeux. «Au prétexte de l'intégration, les agences de communication font un très fort lobbying numérique auprès des directions d'entreprise, explique Johann Fablet, cofondateur de l'agence. Nous avons dû gagner en compétence sur le conseil, la création et la technologie, et développer des partenariats sur d'autres supports (applications mobiles, bornes interactives) et des métiers connexes (hébergement, événementiel, gestion de la modération de sites, etc.).»
5ème Gauche (43 personnes), elle aussi reconnue pour sa patte créative, a étoffé son management en recrutant Nathalie Litvine, directrice du développement, Aurélie de Villeneuve, directrice de création de Duke, et Sarah Bastien, responsable du planning digital de BETC Digital. «Nous sommes moins opportunistes et plus qualitatifs dans le choix de nos clients», indique Édouard de Pouzilhac, président de l'agence indépendante, qui se distingue par son pôle éditorial.
Une écriture à réinventer
Cette question de la création et du contenu de marque est cruciale dans la stratégie des moyens déployés par les agences médias, qui viennent d'ailleurs de créer sur ce thème une commission au sein de l'Union des entreprises de conseil et d'achat média (Udecam), présidée par Thomas Jamet de Newcast-Vivaki. À cet égard, après moult orientations par le passé, Isobar (400 personnes annoncées) défend cette ligne autour du média et de la création avec le recrutement de Laurent Nuyen, directeur de création de BETC Digital.
Le pôle interactif d'Aegis Media, qui s'est constitué par acquisitions successives, est enfin, dixit son nouveau directeur général Mathieu Morgensztern, «une seule agence interactive avec un seul compte d'exploitation qui accompagne la stratégie digitale sur l'ensemble des expertises médias et création». Une position qui ne sera pas contredite par le studio médias Arthur Schlovsky (Group M), créé en 2008 et qui fait figure de précurseur.
Sur ce terrain créatif, une équipe qui fut également pionnière refait surface. Des anciens de Megalos (rachetée par CRM Company en 2008) conduits par Lionel Curt reviennent avec Clap Clap «une agence-conseil de l'ère digitale», dont la signature est «Brand Strategy & Digital Stories». «L'écriture numérique continue de faire exploser les formats connus pour une écriture toujours plus interactive, plus efficace ou encore plus spectaculaire, souligne Lionel Curt. Une écriture qui conjugue marketing de précision, influence et marketing de masse.» Désormais, poursuit-il, «les concepts créatifs doivent à la fois générer des ventes, construire une image et faire remonter des informations sur les clients ou les prospects». S'il suffit d'un clap au cinéma pour assurer la synchronisation du son et de l'image, la narration numérique mérite bien un «clap clap» !