Avec «90 ans d’amour», paru aux éditions Plon, Jacques Séguéla nous convie à un voyage dans l’histoire de la pub et des médias depuis les années 60. Un vrai régal pour les passionnés de ces univers. Extraits.
À près de 90 ans, Jacques Séguéla a connu mille vies professionnelles. Dans son dernier ouvrage, 90 ans d’amour, il retrace son parcours depuis sa prime jeunesse jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron. Une vie menée tambour battant par ce passionné qui se livre en particulier sur deux amours de sa vie : le journalisme et surtout la publicité. Un voyage au cours duquel il a rencontré des personnages incroyables : Pierre Lazareff, Jacques Prévert, Serge Gainsbourg, Coluche… Un livre attachant. Extraits.
- Sa rencontre avec Pierre Lazareff pour lancer un magazine de loisirs
« Dépité, je pris rendez-vous avec Pierre Lazareff, redoutable et redouté empereur de la presse populaire. France Soir, Paris-Presse, Elle, Marie-Claire, Télé 7 Jours, aucun titre à grand tirage n’avait échappé à son flair. Il les avait tous créés et tous fait prospérer… Le créateur prit le temps de parcourir les six exemplaires de VIA. J’assistai, muet et transi, à sa lecture. Mon sort se jouait là… “Vous auriez dû venir me voir plus tôt, lâcha-t-il. Ce thème des loisirs est dans l’air. Je ne reprends pas le titre, mais je reprends l’équipe. Nous allons faire un vrai journal ensemble.” Pierre était de cette race où l’intuition tient lieu de raison, la passion de motivation, le potentiel de différentiel… “La presse va connaître des jours difficiles, l’âge d’or est derrière nous. Je vous ai vu à l’œuvre, vous avez l’instinct de la formule, en journalisme, ce n’est qu’un titre, en publicité, une affiche. Allez dans la pub, vous y ferez merveille. Tout est à faire dans ce métier neuf et d’abord faire de l’argent. Regardez Bleustein-Blanchet, il en fait dix fois moins que moi, et il est dix fois plus riche !” »
- Sa première expérience en publicité dans les années 60
« On ne change pas de métier comme on change de chemise. Hier jeune rédacteur en chef adulé et craint du premier groupe de presse français, poulain de Lazareff, invité aux premières et aux enterrements, je me retrouvais petit chef de pub pas encore connu d’une agence pas encore reconnue. Mon salaire avait suivi la même décrue et perdu un zéro. Je serrais les dents tous les matins pour ne pas reprendre le chemin de la rue Réaumur, l’antre de France-Soir. Le plus dur était le passage psychologique de fourni à fournisseur. Un journaliste voit toutes les portes s’ouvrir sur son passage, un publicitaire toutes les portes se fermer…
La publicité n’était pas encore devenue ce qu’elle est, cette industrie à fabriquer de l’imaginaire à la chaîne. C’était un artisanat quasi solitaire, où l’on assurait seul le marketing, la conception, la production et la vente de ses idées. Un multicarte, en somme. Aussi, j’entrai dans la pub comme on entre en religion, touché par la grâce…
J’ai été, je reste un bateleur hâbleur, un funambule du commerce, un saltimbanque de la consommation. Quel bonheur ! Quel honneur ! J’ai eu entre les mains un outil fou, une machine à fabriquer du rêve. Et je ne m’en suis pas privé. »
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- Sa collaboration avec Prévert
« Mon retour aux sources, je le fis aux laboratoires Roussel, grâce à Prévert. Ils voulaient, pour le lancement d’un analgésique, le Glifanan, s’adresser aux cinquante mille médecins de France. La réglementation en vigueur exigeait de se limiter à une illustration photographique, le texte se résumant au nom du médicament et à sa composition. Pour mes débuts de publicitaire, je tenais à être différent. Je proposai, sans plus y réfléchir, plutôt que la photographie trop courue, des collages originaux de Prévert. Son style graphique tourmenté et rageur, presque inconnu à l’époque, symbolisait pour moi la douleur mieux que tous les clichés allégoriques. Delpire trouva l’idée saugrenue mais poétique, il me laissa carte blanche… Ce fut ma première et dernière prouesse chez Delpire. Cantonné à cet univers pharmaceutique que je voulais fuir, je me languissais. L’agence faisait plus d’édition que de pub, j’avais faim de mass media et de grande conso. Je rêvais d’affiches, d’annonces, de films ; mon horizon ne m’offrait que prospectus, certes de luxe, catalogues, certes de prix, que leaflets, certes de talent. Il me fallait des flots plus tempétueux et, surtout, être le maître de mon esquif. »
- Le coup d’éclat de lancement de l’agence Roux-Séguéla
« Notre acte fondateur de l’agence fut de faire notre propre pub. Nous investîmes l’ensemble de notre capital dans une page du Figaro et du Monde titrée : “Lettre ouverte aux présidents-directeurs généraux”. Le texte était à deux entrées et une seule sortie. “Ou vous avez une agence, voyez-nous, vous aurez mieux. Ou vous n’avez pas d’agence, voyez-nous, vous en aurez une.” La seule réponse vint d’un certain Witner, le président de Mercury pour la France. Il résuma son brief d’un verbe : “Étonnez-moi” »…
À la minute même où mon interlocuteur acheva son exposé, j’eus un flash. Je me souvins d’un reportage de Paris Match qui avait surpris : le président Pompidou barrant un youyou à moteur, au large de Saint-Tropez. Et si c’était un Mercury ? Je fonçai au journal retrouver l’original. Bingo, il s’agissait du célèbre moteur noir. L’annonce parut la semaine suivante. Au-dessus de la photo du chef de l’État, on lisait : “Merci, monsieur le Président, de prendre soin de votre sécurité.” Le texte enchaînait : “En choisissant Mercury, vous êtes sûr de revenir sain et sauf.” En une seule page de L’Express, nous allions relancer la marque et lancer l’agence. Le “news magazine” paraissait le lundi mais, attention particulière de son fondateur, Jean-Jacques Servan Schreiber, un avant-tirage était déposé le samedi sur le bureau de l’Élysée. Cet après-midi-là, le Président prenait son café lorsque la première dame poussa un cri d’horreur. Elle venait de découvrir son mari en cover boy. Georges Pompidou se mit dans une des pires colères de sa présidence, il téléphona à JJSS : il ferait saisir le journal “s’il paraissait avec cette pantalonnade”. Françoise Giroud m’appela à son tour, me menaçant de nous faire payer le coût du dommage. C’était pour notre agence, reine d’un jour, l’opprobre et la faillite. “Ayez donc une idée, puisque vous jouez les malins”, raccrocha-t-elle, rageuse. Je la rappelai quelques minutes plus tard. “Madame, il suffit d’arracher la page. — Eh bien, chargez-vous-en.” Il fallut trois jours et trois nuits à trente copains bénévoles pour arracher à la main l’annonce maudite. Il y avait plus de quatre cent mille exemplaires entassés dans un hangar rempli à ras bord. L’Express parut hors délai mais fit la une des radios et des télévisions. On ne parlait que de la pub manquante, que je m’étais empressé de diffuser sous le manteau. L’agence Roux-Séguéla fut connue en un jour. Dans la profession, ce fut un immense éclat de rire. Le président de la République, lui, riait jaune. Convoqué à l’Élysée, Bernard Roux s’excusa mais fit valoir que nous n’étions pas hors la loi. Un vide juridique laissait à l’abandon l’image présidentielle. Le législateur se dépêcha de rectifier le tir. Nous fîmes notre entrée dans le cénacle de la pub en provoquant une loi. »
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