Un produit intérieur brut (PIB) en hausse de 7 %, comme en 2021, n’est plus d’actualité. Pourtant, malgré le ralentissement de la croissance, les revendications salariales sont légitimées par le retour de l'inflation et le gel des rémunérations pendant la crise du covid.
« Avec un recul du pouvoir d’achat de 1,5 % au premier trimestre, une flambée des prix à 4,8 % sur les 12 derniers mois selon l’Insee, l’impact sur les ménages les plus modestes est intense, note Sylvain Bersinger, économiste au sein du cabinet Asterès. Or les politiques publiques bénéficient à tous. Une subvention de 18 centimes sur le carburant revient à soutenir deux fois plus les 10 % les plus riches. Aussi, les revendications salariales constituent-elles un sujet dans l’air du temps. »
Héritage de la loi Auroux de 1982, la négociation annuelle obligatoire (NAO) est un exercice imposé inscrit au calendrier – souvent au printemps - des entreprises de plus de cinquante salariés, dotées au moins d’un représentant syndical. Mais qu'en est-il des plus petites structures souvent dépourvues de tout instrument d'augmentation salariale ? « La question de la revalorisation se pose toujours dans les sociétés, commente Cécilia Villiers, directrice des ressources humaines (DRH) de Com’Presse, agence de moins de 50 salariés, située dans le Lot-et-Garonne, mais là, elle est plus marquée encore ! »
« Ras-le-bol »
Deux réunions en février, trois en mars, deux en avril, le planning chargé des réunions de la NAO chez Orange a débouché sur un procès-verbal de… désaccord. « Avec une proposition de départ de la direction d’augmenter les plus bas salaires de 3,3%, pour finir par une décision unilatérale de 3%, les salariés se sont sentis punis, commente Elisa Mistral, déléguée syndicale centrale CFDT. Le sentiment de manque de respect est patent, et ce sans clause de revoyure à la clé pour 2022. » S’il n’est pas encore question de grève, le syndicat vient de mettre une pétition en ligne.
Autre secteur, même déception. « Pas besoin de 30 minutes pour faire un point sur les revendications salariales, tempête Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT chez Prisma Media, il n’y a rien au bout. » Pas mieux du côté de Vincent Lanier, secrétaire général du SNJ, journaliste au Progrès : « Il y a un gros ras-le-bol ! Cela fait huit ans qu’il n’y a pas de revalorisation collective, mais des primes individuelles. 300 euros par-ci, 500 euros par là. Les attentes sont notoires, ce, d’autant qu’il y a eu un effet d’annonce fin 2021 sur le retour à l’équilibre. Les salariés doivent être récompensés. » Dans le même groupe Ebra, fin mars, les trois quarts des journalistes du Républicain lorrain et de L'Est républicain se mettaient en grève en réclamant une « revalorisation des salaires », une « hausse des effectifs » et une amélioration de la qualité de vie au travail. Idem à Infoprodigital où les salariés multiplient les jours de grève en réclamant 5% d'augmentation salariale dans un contexte de hausse du CA et des profits. Les pigistes, notamment, restent souvent ignorés.
Désengagement et démissions
« La loi impose de négocier mais pas de conclure, rappelle Caroline Diard, enseignante-chercheuse en management des RH à l’ESC d’Amiens. Le rapport de force est inversé, et pas uniquement dans l’informatique et la finance, cette fois. Et le risque est de voir une rupture du contrat psychologique, avec à la clé du désengagement, des démissions… » Mais, selon Martin Villelongue, directeur exécutif chez Michael Page, les augmentations sont souvent par salarié et au mérite : « Peu d’entreprises apportent une réponse globale. Elles préfèrent une stratégie plutôt individuelle. Hyper rares jusque-là, les rachats se banalisent. Mieux vaut garder un collaborateur identifié à risque que d’avoir un trou dans la raquette. » Même si cela se révèle souvent court-termiste. « Douze à dix-huit mois après, le salarié quitte l’entreprise, en général. Mais, cela laisse le temps au dirigeant de s’organiser. »
Dans ce contexte, que peut faire le salarié ? « Entamer un bras de fer est voué à l’échec en one-to-one, commente Emeric Lebreton, fondateur d’Orientaction, qui prépare un livre sur le sujet pour le deuxième semestre 2022. L’augmentation est liée au futur, à la différence d’une prime qui vient récompenser le passé. Au salarié d’épouser la façon de raisonner du dirigeant et de lui proposer une valeur ajoutée. Un travail préparatoire est nécessaire avant d’entamer des négociations. Quel est l’environnement ? L’entreprise a-t-elle signé un gros contrat ? Si tel est le cas, c’est un moment plus propice pour solliciter une augmentation. » Et, il n’y a pas que le salaire… « La rémunération peut recouvrir entre 30 et 40 composantes, souligne Ludovic Wolff, directeur senior talent & rémunération chez WTW. Les salariés ne se rendent pas toujours compte de la profondeur du package. Et, homme, femme, jeunes, couples avec enfant…. Il n’y a aucune raison pour que tout soit collectif. La rémunération à la carte ? Un sujet dont doit se saisir le gouvernement. »
Le blocage salarial pourrait faire un heureux. À la tête de Stairwage, Yann Le Floc’h commercialise depuis fin 2021 une solution de demande d’acomptes. « 52 % des salariés n’en ont jamais entendu parler, note-t-il. Or, cela permettrait d’atténuer les quelque 7 milliards payés par les Français en agios. 61 % dépassent le découvert autorisé au moins une fois. » Dix entreprises se sont déjà laissé convaincre, soit 40 000 salariés. Yann Le Floc’h table sur une croissance à triple chiffre pour le premier exercice complet. « Mais, rarement, la rémunération est un déterminant du malaise social, ponctue Jean-Christophe Villette, directeur associé du cabinet Ekilibre, les mauvaises conditions de travail amplifient l’intérêt porté au salaire. »
Trois questions à Catherine Marché, directrice générale adjointe - DRH du groupe Demos
Comment se passent les négociations au sein de votre entreprise ?
Les négociations annuelles sur le temps de travail et les rémunérations ont commencé il y a trois semaines. L’évolution de la masse salariale a toujours été un enjeu. Un poste non négligeable. Si l’on y arrive avec un budget prédéterminé de façon macroéconomique, il faut ensuite trouver la répartition entre le collectif, l’individuel, les promotions, les catégories particulières à soutenir… C’est une approche holistique.
Après deux années covid, quelle tonalité a l’édition 2022 ?
Le monde des entreprises reprend ses droits, après deux années d’activité partielle, de discussions, de prudence… Je retrouve une tonalité comparable à celle vécue avant 2020. On se met d’accord sur les thématiques à aborder, en s’appuyant sur la base de données économiques et sociales (BDES), mais aussi sur l’Index de l’égalité professionnelle homme-femme. Les demandes sont plus fortes. Le contexte inflationniste met une pression sur ces négociations. J’en suis à ma V2 [deuxième version]. Les organisations syndicales nous challengent. Et il y aura une V3. Je termine la semaine et les allers-retours vont s’arrêter.
Y-a-t-il des nouvelles demandes ?
Une s’est fait jour : la demande de jours de congés d’ancienneté. Au-delà de dix ans ? Ou pas ? Certaines conventions collectives les prévoient, d’autres pas. Souvent, on entend dire que les congés ne coûtent pas à l’entreprise. Erreur. Il s’agit bien de masse salariale.