La « grande démission » qui agite les États-Unis alimente bien des discussions dans le monde des RH en France. Et si le phénomène faisait tâche d’huile dans l’Hexagone... De quoi provoquer quelques sueurs froides ?
En novembre 2021, 4,5 millions d’Américains ont quitté leur emploi. Et sur les douze mois, 38 millions ont franchi le cap, sur 162 millions d’emplois au total. Des chiffres qui donnent le vertige. « Une mini-révolution culturelle s’opère, certes, note Fady Fadel, directeur de l’American business school of Paris, mais l’économie n’est pas fragilisée pour autant. Les États-Unis sont rompus aux effets immédiats post-crise forts. D’ailleurs, bon nombre de ces Américains ne vont pas tarder à reprendre le chemin de l’entreprise. »
Cet aller-retour n’est pas forcément perçu de ce côté-ci de l’Atlantique. Et la crainte de voir la vague toucher l’Hexagone pointe dans les discussions. Les chiffres de la Dares [Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques] viennent nourrir cette inquiétude. « Entre les démissions de contrat à durée indéterminée (CDI) et les ruptures conventionnelles, on atteint les 500 000 postes laissés au second trimestre 2021, rapporte David Beaurepaire, directeur délégué de HelloWork. Sur l’année 2021, les seuils du million de démissions d’un CDI et de plus de 500 000 ruptures conventionnelles vont être dépassés. En sortie de crise économique, on n’observe pas de phénomène aussi rapide, analyse-t-il encore. Habituellement, on s’accroche au poste. Là, c’est très rapide, tout en manquant de visibilité. » À la louche, David Beaurepaire table sur 1,7 million « d’abandons d’emploi ». Soit 6,3 % de la population active contre 23,5 % aux États-Unis. On est donc loin de « the great resignation » américaine. « L’image de la vaguelette paraît plus appropriée, souligne Coralie Rachet, managing director France Robert Walters et Walters people. Et les papiers parus sur le sujet contribuent à l’alimenter, créant ainsi un biais de confirmation. » « Remplacer les collaborateurs ne se fait pas du jour au lendemain, ajoute David Beaurepaire. Avec des compétences très recherchées, les difficultés à produire se font sentir. C’est un frein à la croissance ! »
Mercenaires
« Je recrute depuis 20 ans, je n’ai jamais vu ça avant, commente Thibault Lécuyer, chief operating officer de Padam mobility, entreprise spécialisée dans les logiciels d’optimisation des transports publics. Aux revendications des salariés, on a commencé par dire non. Mais, notre posture a évolué. On préfère les garder… même à distance… » Printemps 2020, les Cassandre qui envisageaient une récession de même ampleur qu’en 2008 ont fait fausse route. Le marché est dynamique. Sans parler de vague massive de démissions, le rapport de force s’est inversé en France. Les observateurs aguerris du marché de l’emploi qualifient les collaborateurs ou candidats de « mercenaires ». « Les salariés français ont moins peur de quitter leur poste, souligne David Mahé, fondateur de Human & Work, et administrateur de Syntec Conseil. Avec des carnets de commande pleins, des clients exigeants, la capacité à mobiliser est essentielle. »
« Qu’est-ce que vous pouvez faire en interne ? » Une question que Blandine Langlois, DRH du groupe Les Echos-Le Parisien, commence à entendre. « À raison d’une fois par mois, ce n’est pas massif, tient-elle à préciser, mais on sent que la démission est dans l’air. Toutes les professions sont concernées, et pas uniquement les métiers de la tech. Je ne le vis pas comme du chantage, mais presque comme quelque chose de positif. Ces collaborateurs-là nous redonnent alors une chance. On essaie d’ouvrir au maximum nos chakras ». Toutes les équipes de RH « phosphorent » pour trouver les arguments à même de retenir les collaborateurs. « Avant le covid, personne ne m’écoutait à l’évocation de la mutuelle d’entreprise, souligne Amandine Reitz, DRH chez iCIMS, spécialisé dans les logiciels de recrutement. La crise sanitaire a généré des craintes, d’où un intérêt plus marqué. On est obligé de s’améliorer en tant qu’employeur. » Le capital du cabinet Onepoint va être ouvert à tous les salariés à compter de mars 2022, des « partners » aux « associates ». « Les entreprises cotées ne peuvent pas faire ça, souligne Julien Féré, partner marketing communication. Accenture a communiqué sur la semaine de quatre jours. Ce contexte génère des effets d’annonce, mais pas des normes. »
Désaccord
Un juste retour de balancier ? C’est la conviction profonde de Luc Wise, fondateur de l’agence publicitaire The Good Company. « Je ne parlerais pas de chantage, ni de marchandage, mais bien d’aspirations légitimes pas suffisamment entendues, dans la communication ou la pub, avant le covid. C’était quand même “tu marches ou tu crèves” ! “Métro, boulot, dodo” : dénoncé par les soixante-huitards, ce slogan est resté jusque-là le modèle dominant. »
Et puis, des démissions peuvent se faire sans tambour, ni trompette, sans revendication. D’après l’étude de rémunération 2022 de Robert Walters, 21 % des cadres préfèrent démissionner plutôt que d’exprimer leurs désaccords. « Le travail de la marque employeur ne doit pas viser la seule population de cadres, tient à souligner Alexandre Pham, coprésident de Mistertemp’ group, spécialisé dans le recrutement de l’intérim en ligne, mais aussi les profils moins qualifiés. Ce n’est pas un problème de bobos parisiens. »
« Le problème est structurel, explique Vincent Binetruy, directeur France du Top Employers Institute, avec une courbe démographique en berne entre les années 1980 et 2000. Manquent alors à l’appel entre 100 000 et 200 000 naissances par an. Sur dix ans, le déficit est de 2 millions. Sur vingt ans, de 2 à 4 millions. Ce sont les 30-40 ans tant appréciés des entreprises. Les millennials, que l’on accuse volontiers, sont nés après la mise en place des 35 h. Ils ont grandi avec ça en tête… »
Benoît Serre, vice-président de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), DRH de L’Oréal France.
Ce n’est pas parce que l’on est une grande marque successful que le niveau d’exigence ne s’applique pas. À la limite, c’est même encore plus marqué. On doit être plus irréprochable. Se reposer sur ses lauriers est proscrit. Et c’est peut-être aussi le moment pour les grandes entreprises de changer leurs critères de recrutement, de s’interroger sur qui on cherche.
Les business schools ? Je ne suis pas certain que ce soit la bonne option pour le futur. On est de plus en plus nombreux à le dire. On va pouvoir prendre une orientation différente. La responsabilité du RH ? Ne pas subir le mouvement. Et ce qui était une bonne idée il y a 15 ans ne l’est plus forcément, maintenant. Je suis ravi de ce qui se passe. Tout le système se transforme. Quand je le dis en colloque, une partie de la salle ne me regarde pas avec un air aimable. Les questions RH doivent rester au centre du débat, à condition que les RH restent proactifs.